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La Kabylie et ses coutumes 1
Première
					section
Entre
					les mœurs et le droit : les coutumes
Remarques
					introductives à
 
La Kabylie et les coutumes
					kabyles a connu deux éditions, la première en 1873, la seconde, vingt ans plus tard, en 1893. C’est cette
					seconde édition que nous reproduisons
					ici. Le premier des trois volumes de cette véritable encyclopédie de la Kabylie
					rassemble une somme considérable de données relatives à la zoologie, la
					botanique et la géographie physique de la Kabylie mais aussi au commerce et à l’industrie, jusqu’aux poids et mesures utilisés
					localement. Les Kabyles et les lexicographes
					apprécieront la richesse des termes recensés2.
					Les deux autres volumes Nous proposons la plus formidable ethnographie
					que le Maghreb - et même l’ensemble des pays de l’Empire colonial français
					- aient suscitée. Les remarques qui Suivent concernent ces deux volumes. La Kabylie  et
					les coutumes kabyles a eu une postérité théorique considérable et des Effets sociaux non moins importants. Les
					effets sociaux résultent directement de la politique judiciaire de la France en
					Kabylie à laquelle l’œuvre d’Hanoteaux et Letourneux a contribué de façon
					décisive. C’est en effet en se référant à ces coutumes
					kabyles que les juges de paix français ont administré la justice en
					Kabylie durant toute la période coloniale pour les affaires relatives au statut
					personnel et à une partie du droit civil. La présentation de Tilman Hannemann - qui suit la nôtre - en a
					longuement analysé la mise en place de 1857 à 1880.
					Mais il nous manque encore des études sur la période postérieure pour pouvoir prendre la mesure des conséquences de
					cette politique judiciaire sur les pratiques
					et les représentations des Kabyles3.
 
1. Le projet de rééditer LA KABYLIE ET LES COUTUMES kabyles
					est né d’un
					séminaire collectif d’anthropologie
					juridique intitulé mœurs, droit et
					politique dans les théories sociales que
					j’anime à l’Ecole des Hautes Études
					en Sciences sociales en sus de mon enseignement propre sur l’anthropologie historique de la Kabylie.
					L’équipe que j’ai réunie n’a pu conduire ses travaux qu’à la faveur d’un
					financement du ministère de la recherche qui a également contribué à ce projet
					éditorial. Les quelques réflexions qui suivent ont puisé l’essentiel de leurs
					arguments à l’épreuve du travail en commun accompli dans ce cadre, et je tiens
					tout particulièrement à souligner ma dette à l’égard de Bruno Karsenti avec
					lequel je mène, depuis maintenant trois ans, un dialogue ininterrompu.
2. L’abondance de mots rares ou ceux dont l’usage
					s’est perdu nous a conduit à renoncer à les transcrire dans un système qui satisferait
					aux critères académiques en cours. L’immensité du travail à accomplir et l’incertitude sur la possibilité de pouvoir
					réunir les compétences requises a
					stoppé l’élan que nous avait donné ce projet éditorial si ambitieux et si
					attendu.
3. J’ai moi-même longuement envisagé ces questions, cf. Mahé (2001a).
					Signalons cependant la remarquable étude de Claude Bontems (1992) sur «la
					coutume kabyle, jurisprudence et statut féminin».
					A partir d’études de cas relatifs à
					des affaires de succession et de rupture du lien conjugal, l’auteur analyse par le menu les attendus des jugements
					prononcés par les juges de paix en Kabylie; ceux invoqués par les magistrats
					intervenant en appel, ainsi que ceux sur lesquels s’étayent les arrêts de la
					Chambre de Révision musulmane de la Cour d’Alger. Tout l’intérêt de cette lecture est de souligner
					l’hétérogénéité des modes de justification et d’argumentation mobilisés par les magistrats pour amender la coutume
					kabyle: du droit naturel invoqué par les juges de paix aux raisonnements de
					pure technique juridique développés par la Cour d’Alger.
 
II                                                                                                                                                         LA
					KABYLIE ET SES COUTUMES
Du point de vue de ses
					effets sociaux, l’ethnographie de la Kabylie de Hanoteaux et Letourneux a également participé à cette
					impressionnante accumulation de connaissances1 dont la réappropriation par les Kabyles a
					joué un rôle central dans leur prise de conscience identitaire, dès les années
					1930, puis, massivement, dans le cadre du mouvement culturel berbère des années
					1980. Mais les effets sociaux d’une œuvre scientifique sont des plus aléatoires et des plus paradoxaux. En outre,
					la nature complexe et évolutive du
					débat culturel dans l’Algérie contemporaine les rend totalement imprévisibles. Puisse l’analyse que
					Tilman Hannemann donne de la politique
					judiciaire mise en rouvre par la France en Kabylie contribuer à cette réappropriation de son histoire à travers laquelle
					la société kabyle est en train de se réconcilier avec
					elle-même. Nul doute, en tout cas, que la réédition de la Kabylie et les coutumes kabyles y contribuera. Au-delà de
					l’intérêt académique de cette oeuvre- qui est l’objet de cette
					présentation -, c’est
					le vœu le plus cher de ses maîtres d’œuvre. Sur le plan scientifique, la
					postérité de cette œuvre est liée à la fondation durkheimienne de la sociologie. C’est notamment en se référant à la
					Kabylie étudiée par Hanoteaux et
					Letourneux puis par Masqueray (1886)2-
					que dans la Division du travail social
					Durkheim (1893) étaya sa théorie de la
					solidarité mécanique et de segmentarité.
					C’est aussi en puisant dans cette ethnographie que Paul Fauconnet (1920) - l’un
					des autres membres éminents de l’Année
					sociologique - élabora sa théorie de la responsabilité - ou que René Maunier (1927) prolongea de façon audacieuse les analyses de Marcel Mauss sur le don3. Dans l’anthropologie et l’histoire du droit, la postérité de La Kabylie et
					les coutumes kabyles n’est pas
					moindre. Les questions théoriques qui
					y sont traitées sont au cœur de l’«anthropologisation» de l’Antiquité
					classique que les deux grands maîtres des études grecques ont initiée. Dans sa thèse sur la solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Gustave Glotz (1904) cite en effet à
					plusieurs reprises les analyses de Hanoteaux et Letourneux et dans ses
					Recherches sur la formation de la
					pensée juridique, Louis Genet (1917)
					ne manque pas non plus de s’y référer4
On sait comment, dans la deuxième
					moitié du XXe siècle, la version durkheimienne de la segmentarité a
					été revisitée par l’anthropologie anglo-américaine et comment la thèse de Gellner (1969) sur les Saints de l’Atlas a informé durant plusieurs décennies l’ensemble de l’anthropologie
					politique du monde arabo-berbère. 
 
1. Pour la seule période coloniale, la bibliographie de la Kabylie compte
					plusieurs dizaines d’ouvrages et des
					centaines d’articles.
2. L’œuvre
					majeure de Masqueray - rééditée en 1983 - n’a cessé d’être discutée dans l’anthropologie du Maghreb. Ses principaux relais
					sont la thèse de Montagne (1930); celle de Berque
					(1955); puis celle de Gellner (1969). A
					la différence de l’usage qu’ils font de la thèse de Masqueray, quand ces auteurs se réfèrent à l’œuvre
					de Hanoteaux et Letourneux, c’est uniquement
					pour invoquer des données ethnographiques qui valident leurs propres thèses et sans jamais restituer la complexité de
					l’analyse qu’en donnent les deux auteurs. Or, il convient ici de rappeler qu’en soutenant sa propre thèse Masqueray
					s’était dit honoré d’être considéré
					comme le disciple d’Hanoteaux et Letourneux, cf. Masqueray (1983, p. XIV). Comme si l’absence de légitimité académique d’un
					général et d’un magistrat, obligeait l’universitaire qu’était Masqueray à
					revendiquer solennellement une influence qui n’allait déjà pas de soi.
3. Cf. mon édition critique de l’essai de René
					Maunier, Mahé (1998).
4.
					Rappelons qu’en dehors de sa contribution au renouvellement des études
					grecques, Gemet a très tôt participé, dès 1903,
					à l’Année sociologique, avant d’en devenir le
					directeur en 1948. En outre, c’est
					dans le cadre de son  enseignement
					à la Faculté des lettres d’Alger - où il
					occupa la Chaire de philologie classique de 1921 à 1948 - qu’il
					orienta Jacques Berque dans ses
					premiers travaux d’anthropologie juridique, cf. Mahé (2001b).
LA KABYLIE ET SES COUTUMES                                                                                                                  III
Là encore, et par un juste
					retour des choses, c’est l’œuvre d’Hanoteaux et Letourneux qui suscitera
					l’analyse segmentariste théoriquement la plus aboutie, sous la plume de Jeanne Favret (1968 et 1969). C’est dire que cette introduction ne
					saurait retracer l’ensemble des développements et des lectures auxquels s’est exposée l’œuvre de Hanoteaux et
					Letourneux. En outre, ces lectures
					ont été soit sélectives - les auteurs
					«braconnant» dans cette vaste ethnographie
					à la recherche des aspects qui les occupaient en négligeant l’analyse qui en est donnée -, soient contraDictoires
					- lorsqu’elles ont étayé une ambition théorique systématique. Ainsi, alors que la
					segmentarité de Durkheim s’arc-boute sur une théorie de la solidarité,
					celle de Gellner s’emploie, à l’inverse, à montrer comment dans les sociétés segmentaires la violence est le principal mode
					de structuration de la société!1 Reste enfin des lectures,
					plus ou moins fantaisistes, selon lesquelles
					de nombreux auteurs ont illustré des hypothèses aujourd’hui totalement obsolètes. Autant de références à
					Hanoteaux et Letourneux qui ne présentent
					plus qu’un intérêt historiographique qu’il revient aux érudits de recenser. Nous nous contenterons donc d’évoquer ici
					quelques-unes des implications théoriques majeures qui sont au cœur du
					projet de Hanoteaux et Letourneux, qu’elles aient
					été ou non intégrées dans les grandes modélisations théoriques qui ont assuré la postérité de La Kabylie et les coutumes kabyles. Car, on l’aura compris, la postérité de cette œuvre est largement
					paradoxale. Comme tous les grands livres d’ethnologie où la description ethnographique avec son
					souci du détail et de l’exhaustivité - prime
					sur la construction théorique, le destin du livre de Hanoteaux et Letourneux a été
					d’étayer d’autres grands livres dont les auteurs avaient le souci inverse. Nous
					commencerons donc par résumer
					l’interprétation de Hanoteaux et Letourneux du système kabyle afin d’en
					faire saillir la problématique, puis, après avoir établi le caractère paradoxal
					de l’usage de leur œuvre dans la théorie de la segmentarité - dans ses versions
					française et anglo-américaine - nous
					retiendrons trois questions: 1er
					Celle de l’articulation entre «coutumes», mœurs et droit; 2èm celle du passage de la vengeance à la peine; et, enfin, 3èm celle de la responsabilité avec
					ses deux versants: responsabilité
					objective et responsabilité subjective. Trois questions qui nous permettrons
					de montrer que la Kabylie et les coutumes kabyles est encore susceptible de
					nourrir - et de renouveler- les débats théoriques des sciences sociales contemporaines.
   
 L’ouvrage de Hanoteaux et Letourneux s’appuie sur une
					problématique théorique cohérente. Celle-ci
					repose sur deux axes.
Le premier affirme la
					laïcité foncière du système juridique kabyle.
C’est-à-dire
					qu’à l’inverse des législations inspirées par les traditions islamiques, le
					droit kabyle est le fruit d’une activité profane et séculière. En quoi, et à la
					différence du droit musulman figé dans son
					caractère de droit révéler, il est toujours susceptible d’être amendé et d’évoluer au gré des dispositions
					édictées par les assemblées villageoises.
Le second axe procède en deux temps.
					Hanoteaux et Letourneux reconnaissent d’abord l’existence de deux ordres
					juridiques distincts et concurrents, mais non exclusifs
					l’un de l’autre, puisqu’ils se superposent dans la plupart des cas. Le premier
					correspond à la justice privée et le second à celle de la cité. Dans le premier
					cas, 
1. Pour une analyse
					détaillée, cf. Mahé (1999 a, 1999 b et 2000).
IV                                                                                                                 LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES
les Particuliers et les lignages règlent leurs différends à coups de
					vengeances; dans le second, la Cité impose
					une pénalité fondée sur un système d’amendes. C’est dire que, pour le même crime, l’individu est
					susceptible de s’exposer à la fois à
					la vindicte du lignage victime et à
					la justice administrée par l’assemblée du village. Cependant, Hanoteaux et Letourneux se sont
					uniquement préoccupés d’élucider les ressorts de cette superposition et
					les valeurs propres des deux systèmes. S’ils s’avisent que, en cas d’opposition
					frontale entre les intérêts publics du village et les intérêts privés des
					lignages, les premiers l’emportent toujours, ils négligent cependant d’analyser les modalités de l’articulation des deux systèmes et les valeurs communes
					qu’ils ébranlent. Alors que ce sont ces
					valeurs qui leur permettent précisément de coexister, moyennant
					d’inévitables conflits de légitimité. Selon eux, la justice privée relèverait uniquement d’un code de
					l’honneur gentilice, tandis qu’inversement, celle
					qui est exercée par les assemblées villageoises procéderait du civisme
					et du patriotisme. Renonçant ensuite à
					étudier de façon systématique les pratiques du système vindicatoire
					liées à l’honneur, Hanoteaux et Letourneux réservent leurs analyses à
					l’administration de la justice par la Cité. Et nos auteurs de poursuivre leurs réflexions dans la même
					logique et avec les concepts juridiques qui leur avaient permis d’ordonner le
					système judiciaire kabyle en public
					et en privé. Les assemblées n’auraient de cesse de faire valoir et de défendre l’ordre public
					du village, en essayant de substituer la pénalité à la vindicte de la justice privée des lignages. Bien que Hanoteaux et Letourneux n’aient pas développé
					de théorie systématique, la recherche
					d’exhaustivité qu’ils ont déployée dans la présentation des faits et des
					règles juridiques kabyles met au jour un cas
					où l’assemblée villageoise non seulement
					ne s’oppose pas au règlement vindicatoire dans les règles de l’honneur, mais encore le provoque ou, à défaut, s’y substitue. Ainsi des situations où, par suite du relâchement de la cohésion
					des lignages ou de leur laxisme dans le respect des règles de l’honneur, un affront, une injure ou la conduite scandaleuse d’un individu demeurent impunis. Le déshonneur et la souillure provoqués par le crime
					rejaillissent alors des
					lignages - victime et criminel - sur
					le village. Ce dernier s’en émeut, et, par
					la voie de son assemblée, met en demeure ceux dont l’honneur a été souillé de rétablir
					son intégrité et, enfin, si ceux-ci n’obtempèrent pas, s’y substitue. Dans les situations les plus courantes, la publicité faite naturellement aux situations scandaleuses par les villageois suffit à réveiller
					le sens de l’honneur le plus
					émoussé. Et il est extrêmement rare, sur la foi des observations de Hanoteaux
					et de Letourneux, qu’une assemblée
					de village ait besoin d’entreprendre des démarches pour rappeler les intéressés à leurs devoirs d’hommes d’honneur. Cependant, nos deux auteurs font état de
					situations où non seulement les rappels à l’ordre de l’assemblée du
					village sont demeurés sans suite, mais dans lesquelles celle-ci se substitue
					aux lignages pour réprimer les atteintes à
					leur honneur. Dans le cas exemplaire
					que nous allons évoquer, il s’agit, en fait, d’une criminelle. Celle-ci était une femme volage flanquée d’un mari complaisant, à tel point
					que, même lorsque les frasques de l’épouse
					furent connues des villageois, il ne broncha pas. Les récriminations de
					l’assemblée villageoise n’eurent pas
					plus d’effet sur le comportement du mari que sur celui des parents que
					la femme adultère comptait dans le village et
					qui étaient tenus par le code de l’honneur à suppléer le mari
 
1.    Cf. vol. Il, p. 184
LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES                                                                                                                       V
Défaillant. C’est l’honneur
					du village à l’égard de ceux d’alentour qui était alors en jeu. Indignée par l’opprobre qui menaçait
					directement sa personnalité morale, l’assemblée
					ne tarda pas à réagir. Une somme d’argent fut prélevée sur les fonds du village
					et un citoyen fut chargé de recruter l’assassin à gages qui devait mettre fin à
					l’infamie. La femme adultère fut retrouvée au fond d’un puits1 On aura
					compris que le recours à un
					professionnel permettait au village de restaurer l’intégrité de son honneur
					sans impliquer l’un de ses membres et l’exposer ainsi personnellement à
					d’éventuelles représailles2.
					C’est dire que parallèlement2 à la volonté de l’assemblée de promouvoir un espace public et d’imposer les
					dispositions pénales le garantissant, l’institution villageoise se
					devait également, en dernier recours, de cautionner le code de l’honneur dans lequel les lignages
					poursuivaient leur vengeance. Hanoteaux et Letourneux ont donc à juste
					titre insisté sur la dualité du système répressif kabyle - la vengeance et la peine - et sur la prééminence de la justice publique du village. Dans ce sens leur
					ethnographie démontre de façon remarquable que la hurma du village, sa
					personnalité morale en quelque sorte, est absolument irréductible à la somme des hurma des
					lignages qui composent le village et qui sont, à ce titre, représentés
					dans son assemblée. Autrement dit, le tout est irréductible à ses parties. Pour
					autant, ils restent encore prisonniers de l’évolutionnisme juridique de leur époque qui ne conçoit les deux aspects que
					sous le signe d’une opposition irréductible.
					De sorte que leur ethnographie nous restitue, d’une part, une modélisation
					de la vengeance tout à fait comparable à celle formalisée par les théories anthropologiques contemporaines, et,
					d’autre part, une tentative d’identifier un système juridique proprement dit à partir de l’administration du
					jugement et de la peine irréductible
					au système de la vengeance.
Dans la Division du travail social, la
					Kabylie, à travers l’œuvre que lui avaient
					consacrée Hanoteaux et Letourneux, a servi à
					Durkheim à étayer sa théorie de la solidarité
					mécanique propre aux sociétés segmentaires et de la solidarité organique des
					sociétés où la division du travail s’est accomplie. Cette façon d’illustrer le modèle segmentaire à partir de la Kabylie est
					totalement en contradiction avec une grande
					partie de l’œuvre d’Hanoteaux et de Letourneux consacrée à la présentation détaillée des multiples contrats et conventions
					agricoles et commerciales pratiqués
1. Contrairement à une opinion très répandue, les tueurs à gages
					existaient en Kabylie avant la conquête française. Néanmoins, il est certain
					que la volonté de la justice française d’endiguer les crimes de sang, en
					substituant son système pénal au système vindicatoire de l’honneur, a concouru
					à accroître leur nombre. Ainsi, l’individu qui voulait se venger recourait aux
					services de ces tueurs tout en assumant la responsabilité du meurtre vis-à-vis
					de ses pairs. Cela lui permettait de se soustraire à la justice française, car
					il va de soi que même les parents de sa victime se faisaient en quelque sorte
					ses complices pour cacher aux autorités françaises le véritable responsable du
					meurtre. Cette dissimulation était la preuve la plus éclatante que ces derniers
					pouvaient donner de leur honneur. En effet, les règles de la vengeance les
					autorisaient, à défaut de pouvoir exercer directement leur vengeance sur le
					meurtrier, à tuer l’un de ses plus proches agnats. Le fait de ne pas dénoncer
					l’assassin ne saurait donc pas s’expliquer par leur volonté d’exercer leur
					vengeance directement sur lui.
2. Ici, nous nous en
					tenons uniquement à l’analyse de Hanoteaux et de Letourneux. Car, en fait, et
					sur la foi même des données qu’ils produisent, c’est non pas de façon parallèle
					mais de façon concomitante que l’assemblée défend à la fois le code de
					l’honneur et une civilité publique; sur cette question cf. Mahé (2001a).
VI                                                                                                                 LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES
Dans
					cette région. L’existence d’une tradition contractuelle constituant un déni de la validité pour la Kabylie de l’hypothèse
					durkheimienne sur la solidarité mécanique supposée caractériser la nature du
					lien social dans les sociétés à segments emboîtés. En effet, l’importance en Kabylie de formes d’associations et de
					solidarités volontaires contractées
					de façon conventionnelle contredit absolument l’idée d’une solidarité mécanique liant de façon univoque des individus
					interchangeables en fonction de leur
					place dans l’ordre segmentaire1.
C’est dire si la lecture de Durkheim a
					été sélective tant elle s’est contentée de puiser
					dans les chapitres consacrés à la justice
					privée des familles les données ethnographiques qui validaient la théorie
					durkheimienne. Comme beaucoup d’autres grands
					livres d’ethnographie, celui de Hanoteaux et Letourneux connut une postérité académique dans l’exacte mesure où il avait validé
					une théorie conçue en dehors de lui.
					La version contemporaine de la théorie de la segmentarité - d’Evans Pritchard
					à Favret en passant par Gellner - confirmera
					ce paradoxe initial. Cependant, moyennant ces réserves et à condition
					d’en circonscrire la validité au système vindicatoire kabyle - la justice privée - l’intérêt de
					l’hypothèse segmentaire demeure entier.
					L’objectif majeur de Durkheim était d’illustrer sa théorie des deux types de solidarité sociale: organique et
					mécanique. C’est-à-dire de différencier les sociétés dans lesquelles la spécialisation et l’hétérogénéité des rôles
					sociaux impliquent une solidarité
					organique reposant sur la complémentarité des rôles des individus, des sociétés où l’absence de
					spécialisation des rôles sociaux et, donc, l’interchangeabilité des individus, confèrent un caractère mécanique à la
					nature de la solidarité qui sous-tend
					le lien social. La théorie durkheimienne, reformulée par Evans Pritchard
					(1937 et 1940) à l’épreuve de l’ethnographie de la société Nuer, offrait
					l’occasion de démontrer comment l’opposition
					des segments sociaux permettait de réaliser un équilibre et un ordre
					politique. De la même façon, en appliquant la théorie segmentaire au Maghreb, Ernest Gellner (1969) et ses épigones
					furent fondamentalement motivés par le
					souci de comprendre comment un ordre politique pouvait être obtenu en l’absence d’institution spécialisée dans la gestion
					du pouvoir politique.Dans un article
					consacré à la segmentarité au Maghreb, puis dans un second consacré exclusivement
					à une interprétation de l’ethnographie de Hanoteaux et Letourneux, Jeanne
					Favret (1968 et 1969) a bien montré comment les projections africaines et
					maghrébines de la théorie segmentaire ont affecté le modèle de Durkheim. Selon
					elle, la segmentarité de Durkheim définissait
					une morphologie sociale, mais elle était muette sur l’aspect dynamique du système2
Jeanne Favret souligne que
					dans le modèle de Durkheim on ne pouvait pas savoir si le concept de l’égalité
					des segments désignait un principe ou une situation de fait.
 
1. Dans l’histoire de la postérité de Durkheim au Maghreb, le paradoxe se
					redouble à propos de l’œuvre de René Maunier. En effet, deux des contributions
					scientifiques majeures de cet auteur (cf. Maunier, 1927 et 1937) sont uniment
					présentées - notamment par Berque - comme des illustrations exemplaires des
					hypothèses de Durkheim. Or ces deux études, en prenant pour objet les aspects
					conventionnels et contractuels du lien social en Kabylie et en soulignant leur
					importance, constituent des dénis explicites de la validité du concept de
					segmentarité appliqué à la société kabyle et, plus globalement encore, des
					dénis explicites du caractère mécanique de la solidarité sociale de cette
					société.
2. À vrai dire, si Durkheim ne s’est pas préoccupé de formaliser un
					système politique segmentaire, cela ne l’a pas empêché de montrer que sa
					dynamique ne pouvait que procéder par un phénomène de fission de ses segments.
					Cf. Durkheim, 1893, p. 20 et ss.
LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES                                                                                                                 VII
A l’inverse, le
					même auteur montrait qu’avec les analyses d’Evans Pritchard et de Gellner, l’égalité des segments postulée par
					Durkheim s’était définitivement
					travestie en leur opposition
					équilibrée, si bien que rien ne se produisait dans les sociétés sans État que
					la fission et la fusion (i.e. des segments). Alors que selon l’hypothèse de Durkheim les segments devaient être égaux et insécables,
					les analyses de sociétés empiriques révélaient que les segments
					n’étaient ni égaux ni insécables. Et Jeanne
					Favret de conclure que, dans la perspective de Durkheim, des segments inégaux et sécables sont une contradiction logique et ne peuvent plus servir
					à fonder la solidarité mécanique. Nous
					voudrions souligner ici le déplacement des enjeux et des questions théoriques soulevés par la segmentarité entre le modèle de Durkheim et ceux
					d’Evans Pritchard, de Gellner puis de Favret. Au-delà des questions
					de morphologie sociale, Durkheim, en
					élaborant son modèle des sociétés à segments emboîtés, voulait d’abord
					théoriser les différences de qualité du lien social entre les
					sociétés à solidarité mécanique et
					celles à solidarité organique. Or Evans Pritchard et Ernest Gellner se
					sont emparés du modèle segmentaire dans des perspectives tout à fait
					différentes. Pour ces deux auteurs,
					l’hypothèse segmentaire était uniquement un moyen de rendre compte du système
					politique de sociétés qui ne disposent pas d’État ni ne ménagent des positions de pouvoir coercitif
					instituées de façon durable. Peu leur chaut, dans cette perspective, que les
					sociétés segmentaires soient sous-tendues par une solidarité de type mécanique.
					Bien plus, leurs études, comme l’a
					montré Jeanne Favret, soulignaient l’importance du rôle de nombreux réseaux de solidarité irréductibles à la logique
					segmentaire dans le processus
					de fission et de fusion des segments, de sorte que Favret pouvait conclure Qu’une théorie des systèmes
					segmentaires n’a nul besoin d’une définition aussi restrictive des segments, et moins encore de la notion de
					solidarité mécanique. Le politique
					dans la théorie segmentaire d’Ernest Gellner. Ce modèle, qui a informé
					l’anthropologie politique du Maghreb durant plusieurs décennies, repose sur un certain nombre d’affirmations:
1. l’égalitarisme des sociétés
					segmentaires;
2. l’opposition équilibrée de leurs
					segments, régulée par des phénomènes de fusion
					et de fission;
3.
					la médiation des lignages maraboutiques qui, dans les conflits des laïcs, s’autorisent de leur pacifisme et de leur baraka,
					pour se hisser à une position d’autorité
					morale. Cette position leur permettant d’empêcher que les moindres
					conflits ne s’exportent vers les plus grandes unités (villages, tribus, etc.) par le jeu des solidarités segmentaires1;
4. la
					possibilité pour les laïcs d’acquérir ce statut de marabout par un
					certain nombre de stratégies et de comportements conformes au modèle local de
					sainteté (exil, retraite, initiation, manifestation ostentatoire de générosité
					et de pacifisme, prodiges, etc.)
5.
					et, enfin, dernière affirmation qui articule les précédentes, Gellner prétend
					que le maraboutisme constituait l’unique
					solution pour qui voulait obtenir un statut social prestigieux.
					C’est-à-dire que le maraboutisme capterait ainsi le potentiel d’inégalité que
					recèlent les communautés laïques en drainant les individus tentés par l’aventure politique et le pouvoir2. 
1. Ainsi les marabouts seraient ces étranger, inégalitaires,
					stratifiés, pacifiques, artificiels (qui), remplissent des fonctions qui
					permettent aux hommes des tribus égalitaires et pugnaces de faire fonctionner
					leur système segmentaire d’une manière remarquablement pure, Gellner (1969,
					p.5).
2. C’est l’objet de tout
					le premier chapitre des Saints l’atlas.
VIII                                                                                                                                                   LA
					KABYLIE ET SES COUTUMES
Soumise à de nombreuses
					critiques étayées par des études de cas1,
					cette première version de la théorie segmentaire
					est désormais insoutenable:
1 Les sociétés segmentaires connaissent des inégalités de fortune et de rang
					et par le jeu de l’honneur, certains
					individus parviennent même à se hisser à des positions de pouvoir. S’il est vrai que des lignages laïcs peuvent se sanctifier
					et acquérir le statut maraboutique, il
					n’en reste pas moins que les laïcs disposent de bien d’autres possibilités
					pour acquérir richesse et puissance. Il est donc erroné d’affirmer que le maraboutisme drainerait le potentiel inégalitaire
					des communautés laïques.
2. Ensuite, l’opposition des segments n’est absolument
					pas équilibrée, et certains conflits
					particulièrement âpres qui opposent les lignages peuvent se solder, soit par l’extermination des individus mâles, soit par
					leur exode2 
3 Enfin, le rôle de médiateur des marabouts dans les échanges de violence segmentaire, pour autant qu’on puisse l’attester à
					l’échelle du Maghreb, n’est pas exclusif
					d’autres fonctions, qui, elles, sont absolument incompatibles avec le modèle de Gellner. Ainsi, par exemple, du rôle de
					représentant du pouvoir central dans les tribus, ou des tribus à l’égard du pouvoir central joué par les
					marabouts3. Sur ce point, la situation de la Kabylie sous la régence turque
					fournit de nombreux exemples4.
					En outre, c’est toute l’histoire du
					Maghreb qui nous dissuade de confiner les marabouts à leurs fonctions de
					médiateurs dans les conflits des laïcs. Comment considérer que la genèse des empires et de toutes les grandes
					constructions politiques un peu
					durables que connut le Maghreb se soit faite contre eux et ne doit rien à
					l’islam, dont ils sont pourtant les
					prosélytes attitrés? L’histoire du Maghreb nous montre, au contraire, que c’est en liant leur destin à
					celui de puissantes tribus - ou en prenant
					leur commandement - que les marabouts et
					autres chérifs ont pu élargir à de
					vastes régions l’obédience confrérique ou hagiologique dont ils géraient les sanctuaires qui assuraient leur prospérité et leur
					rayonnement politique et spirituel5. Moyennant
					certains réaménagements par la prise en compte des aspects que nous
					venons d’évoquer ci-dessus, de nombreux auteurs sont demeurés fidèles à la
					problématique de la segmentarité. C’est notamment le cas de Jeanne Favret.
Le politique dans les analyses de Jeanne Favret
L’étude de Jeanne Favret s’étaye exclusivement sur l’ethnographie de Hanoteaux et Letourneux. Elle constitue la version la plus systématique de la théorie de la segmentarité en ce sens qu’à la différence du modèle de Ernest Gellner qui postule la marginalité politique de l’ordre segmentaire par rapport au Makhzen, Favret
1. Parmi
					les plus intéressantes, cf. Hammoudi (1974 et 1980).
					Cet auteur retrace l’aventure politique des marabouts de la zaouïa de Tamgrout
					en montrant le peu de conformité de leurs entreprises au rôle que la théorie
					segmentaire assigne aux marabouts en les confinant dans les fonctions de médiateurs pacifiques.
2. À propos Rif Marocain, cf. Jamous (1981).
3. Sur le rôle politique des marabouts à l’égard des pouvoirs constitués,
					des travaux ont mis au jour deux cas
					différents. L’hypothèse du nationalisme berbère et de la restructuration sanhajienne
					à travers les mouvements maraboutiques est celle de Michaux Bellaire (1927). A l’inverse,
					Laroui  (1980), insiste sur la collaboration entre le Makhzen et les
					zaouïas. Dans le même livre, Laroui esquisse
					une critique de la théorie de la segmentarité. 
4. Cf. Mahé (2001, 41 et ss. ).
5. Dans «Sainteté, pouvoir et société : la zaouïa de Tamgout aux
					XVII’ et XVIII’ siècle », Abdallah
					Hammoudi (1980) a remarquablement analysé ce phénomène,
					précisément dans la région où Gellner avait projeté le modèle segmentaire.
   
LA KABYLIE ET SES COUTUMES                                                                                                                 IX
Démontre que
					c’est bien en tant que telle que l’organisation segmentaire réalise un ordre politique et non du fait de son insertion dans un système global. En outre, la lecture de Favret analyse l’émergence des phénomènes d’autorité politique non pas comme le résultat d’une
					opposition mécanique de forces rivales, mais comme l’activité proprement politique que déploient les individus dans leurs stratégies
					de manipulation de la violence. Les
					mécanismes de fusion et de fission des segments qui résultent des échanges de violence n’ont plus rien à voir, dans cette
					perspective, avec cette sorte d’ajustement
					homéostatique que suggère la théorie
					de l’opposition équilibrée des segments. Au contraire, l’issue parfois radicale comme l’élimination
					physique des leaders d’un patrilignage nous
					place sur la scène tragique de l’histoire et non sur le terrain de systèmes justiciables en fin de compte d’une
					analyse cybernétique. Toutefois, l’attachement de Favret à la thèse
					centrale de Gellner selon laquelle le système segmentaire rendrait impossible la
					formation d’un réel pouvoir politique borne
					les perspectives ouvertes par son entreprise. Car si Favret reconnaît l’existence
					de phénomènes de compétition politique, c’est aussitôt pour en circonscrire l’enjeu à l’obtention d’une autorité politique. Pour cet auteur, il n’existerait,
					en effet, que des situations d’autorité.
					Jeanne Favret en distingue trois en Kabylie. La position de religieux (marabout), la position de
					«vieux» (amghar), leader formel du patrilignage et administrateur coopté du
					village, et, enfin, la position instable de «tête de ligue» (aqerou n’soff). Or,
					pour précaires qu’elles fussent, les situations de pouvoir politique dans le Maghreb rural des analyses segmentariste étaient
					une réalité observable, qu’il ne faut
					pas confondre avec les phénomènes d’autorité. Ainsi, pour la Kabylie, certains grands marabouts et chefs de soff étaient
					souvent parvenus à convertir leur charisme religieux ou leur prestige d’hommes d’honneur en
					suffisamment de richesse et de puissance pour pouvoir pour suivre leurs entreprises sans trop se soucier de leur
					légitimité. Les marabouts parvinrent à ces positions, soit en
					collaborant avec les Turcs, soit en s’associant à de puissantes tribus. De leur côté,
					les chefs de soffs arrivaient à acquérir du pouvoir politique grâce à l’argent, qui leur
					permettait d’acheter des alliances,
					de corrompre leurs ennemis et de se
					constituer des gardes prétoriennes. Certains marabouts et leaders de ligues partisanes transformèrent de cette façon
					leur autorité en un véritable pouvoir politique coercitif.
					Néanmoins, ce type de phénomènes politiques
					était marginal en Kabylie. En outre, sur la foi des sources disponibles, la constitution de ces poches de pouvoir politique
					coercitif était essentiellement liée
					à l’intrusion en Kabylie
					d’organisations étatiques qui faussaient complètement le jeu politique
					local, ainsi des Turcs avec lesquels les chefs de soff et les marabouts négocièrent prébendes et apanages en échange
					d’office de médiation avec les tribus1. Le juridique dans la théorie segmentaire Le système vindicatoire que modélise l’analyse
					segmentaire est aux antipodes de la
					justice pénale décrite par Hanoteaux et Letourneux. La poursuite de la
					vengeance dans le cadre des unités de
					segmentation est totalement contradictoire avec l’idée d’un droit public défendu
					par les deux auteurs. Il nous importe de souligner l’impasse où nous conduisent
					ces deux perspectives en revenant une fois encore sur la théorie segmentaire. Il s’agit de montrer ici que
					la complexité du système judiciaire kabyle ne saurait
					être rendue intelligible par la
					projection de catégories exclusives les unes des autres.
1. Sur toutes ces questions, cf. Mahé (2001a).
X                                                                                                                                                         LA
					KABYLIE ET SES COUTUMES
Dans cette perspective,
					nous discuterons de la validité des couples d’oppositions binaires sur lesquels ces théories s’édifient : public/privé,
					système vindicatoire/droit pénal. La
					vocation principale de l’hypothèse segmentaire est de rendre compte du système
					politique de sociétés qui ne disposaient pas d’institutions politiques séparées
					du reste de la société (comme un État ou une chefferie). Au-delà
					de ses origines durkheimiennes, la deuxième version de la théorie segmentaire
					procède d’une seconde inspiration qui n’a pas été soulignée. Il s’agit de la
					théorie wébérienne du politique qui faisait du monopole de la violence légitime
					la vocation même de l’État. C’est, en effet,
					essentiellement dans l’élucidation des modes de gestion de la violence
					que les tenants de la théorie segmentaire cherchèrent la clef leur permettant de comprendre comment un ordre politique pouvait
					être maintenu en l’absence
					d’institution spécialisée. A ce titre, c’est non seulement d’un système politique dont ils étaient susceptibles de
					rendre compte, mais aussi d’un système juridique. On a envisagé le modèle décrit par les
					segmentariste comme un système vindicatoire tempéré par les médiations
					pacificatrices des marabouts. Compte tenu de
					l’opposition prétendue égalitaire des segments, le «jeu» politique se résolvait
					localement à des phénomènes de fusion et de fission des segments qui
					reproduisaient leur opposition équilibrée. Par ailleurs, l’insertion des sociétés
					segmentaires dans de plus vastes systèmes
					politiques (royaume, sultanat, etc.) était réalisée grâce à la présence des marabouts, qui polarisaient la
					fidélité à l’ordre islamique et représentaient, en quelque sorte, le
					doublet local du souverain régional. Or, dans cette hypothèse, bien que le rôle
					des marabouts soit déterminant, autant par leur médiation dans les échanges de
					violence des laïcs qu’en tant qu’incarnation de l’ordre islamique, tout repose
					sur l’opposition de segments égaux dans une logique vindicatoire. Si bien que
					l’exercice de la violence - légitime ou non -, loin d’être circonscrit à un
					niveau de la société ou de constituer le
					monopole d’une instance déterminée, s’exerce collectivement dans toutes les unités de segmentation de la société. Car,
					même moyennant la conformité à une
					éthique de l’honneur, et malgré l’action pacificatrice des marabouts, les segments étaient prompts à
					laver dans le sang l’injure ou l’agression. En fait, les analyses
					segmentariste ne s’avisent pas que la médiation des marabouts dans le règlement
					des conflits était bridée par les modalités que les laïcs imposaient à leur
					intervention. Et ce, notamment, par l’accord préalable des parties en cause sur
					l’opportunité de les solliciter1, qui restreignait considérablement
					l’influence des clercs sur le cours des choses. Aussi l’hypothèse
					segmentaire au niveau de l’analyse des
					échanges de violence entre segments faisait-elle la part belle à la logique du système vindicatoire. Nous avons souligné comment les deux
					versions de l’hypothèse segmentaire se sont polarisées sur l’aspect
					vindicatoire du système kabyle. La version de Gellner
 
1. Il est important de souligner que les marabouts n’interviennent que
					quand ils sont requis par les laïcs, même si, pour l’opinion publique, ils
					donnent l’impression de prendre des initiatives. D’autre part, Hanoteaux et
					Letourneux ont bien montré qu’une fois saisi comme médiateur, un marabout
					pouvait très bien être récusé par une des parties, soit pour suspicion légitime
					( parenté avec la partie adverse, corruption, etc.) soit pour tout autre motif.
					Dans tous les cas, le marabout était dessaisi de l’affaire sous un prétexte
					quelconque, afin que son intégrité n’ait pas à en souffrir. Hanoteaux et
					Letourneux évoquent sur ce point des situations exemplaires dans lesquelles de
					véritables enquêtes sont conduites sous les auspices de l’assemblée villageoise.
LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES                                                                                                                                                       XI
Et de ses épigones propose
					finalement de rendre compte autant du système politique et du système juridique que de l’ensemble du système social des sociétés segmentaires. Autrement dit, le fait de
					privilégier le système vindicatoire conduit
					les segmentariste à dissoudre
					ensemble le juridique, le religieux et
					le social pour ramener le tout dans
					l’orbite du politique. Dans la
					formulation qu’en ont donnée Gellner et Favret, l’hypothèse segmentaire avait pour vocation de promouvoir les sociétés sans
					État au rang de sociétés politiques,
					c’est-à-dire de montrer, contre les traditions établies, qu’il peut y avoir du politique sans État ou sans institution
					spécialisée dans sa gestion. par la
					confusion du social, du politique et du juridique proprement dit, ce
					projeta été oblitéré. Dans l’impossibilité
					de déterminer le lieu du pouvoir, les segmentariste projettent le politique à
					toutes les jointures du corps social, c’est-à-dire à tous les niveaux de segmentation. Si bien que le système
					politique qu’ils nous décrivent fait office
					de système social global. Dans leur modélisation, la dimension
					proprement juridique n’est même pas considérée comme une catégorie pertinente,
					puisque selon eux, à l’instar du politique il ne s’objective dans aucune
					organisation spécialisée1.
					En outre, en dehors de la sorte de processus
					homéostatique qui maintiendrait l’équilibre
					de l’opposition des segments et
					empêcherait un affrontement généralisé et
					permanent, le système vindicatoire
					serait mû par une logique implacable impuissante à trouver en elle-même de
					quoi freiner les échanges de violence. De telle façon que les acteurs engagés dans ces processus vindicatoires n’agiraient que mûs par un code de l’honneur dont les exigences
					meurtrières seraient seulement susceptibles d’être contrariées par
					l’intervention d’une instance et d’un système de valeurs extérieures. C’est-à-dire par
					l’intervention de marabouts pacificateurs doublement extérieurs à l’ordre segmentaire : d’abord empiriquement, les
					marabouts sont rassemblés dans des lignages
					bénéficiant d’une sorte d’extraterritorialité par rapport au système
					segmentaire; ensuite idéalement, par le fait que le système de valeurs dont ils
					sont les promoteurs - l’ordre public et le droit musulman - se superpose au
					code de l’honneur et ne cesse de tenter de le battre en brèche. Dans cette
					perspective, la vengeance n’est considérée que comme présupposée de son
					dépassement par le droit. Le système vindicatoire de l’ordre segmentaire figurant ainsi l’exact envers d’un ordre
					juridique. On est donc bien loin de la
					démonstration magistrale de Hanoteaux
					et Letourneux sur la dualité du système kabyle de la vengeance et de la peine.
Entre les mœurs et le
					Droit: les coutumes
L’articulation entre coutumes, moeurs
					et Droit est La question des sciences sociales2. On
					pourrait même dire que c’est leur raison d’être tant ces disciplines sont parvenues à s’imposer contre la philosophie et le Droit, par leur prétention à
					élucider ce problème. Et, de fait, l’histoire des sciences sociales se résume
					en un incessant réagencement de ces
					catégories- coutumes, mœurs et Droit -
					avec l’ambition d’en proposer la configuration qui réglerait -
					définitivement à chaque fois selon
					leurs promoteurs - les modalités de leur articulation et l’ordre de la
					chaîne de causalité
 
1. Nous analysons plus longuement dans une section suivante la façon dont
					Favret (1969) valide l’hypothèse segmentaire à l’épreuve de l’ethnographie de
					Hanoteaux et Letourneux en tentant de résoudre la contradiction que représente
					l’assemblée villageoise en tant que Corporation de droit interne.
2. Dans cette perspective, Cf. Karsenti (2002).
XII                                                                                                                                       LA
					KABYLIE ETCES COUTUMES 
 Qui la gouverne. C’est à ce titre que l’ethnographie
					de La Kabylie et les coutumes kabyles a immédiatement pris une place centrale
					dans l’appareil de notes des travaux des membres de l’Année sociologique. Le
					projet de Hanoteaux et Letourneux procède à la fois du modèle des coutumiers
					d’ancien régime - dans sa méthodologie -; du Code Civil - dans son mode
					d’exposition -; et, surtout, de l’idée, qui triomphera avec les sciences
					sociales, que les mœurs sont la source vive du droit. Tout l’intérêt de La
					Kabylie et les coutumes kabyles réside dans la façon dont elle concilie ces
					perspectives contradictoires: entre des coutumiers qui sanctionnaient, en les
					intégrant dans le droit, des usages locaux aussi hétérogènes que divers; le
					Code Civil qui a disqualifié ces coutumiers en instituant le législateur et la
					Loi comme la principale source d’un droit à vocation universelle; et les mœurs
					dont les sciences sociales nous disent qu’elles sont - devraient être? - le
					seul fondement du droit récusant ainsi le légicentrisme qu’inaugura la
					Révolution française. Certes, Gilissen (1962) a raison de souligner que les rédacteurs du
					Projet de l’an VIII, qui donna en 1804 le Code Civil, avait ménagé une place à
					la coutume dans la théorie du Droit qu’ils avaient esquissée. Mais c’était
					comme source matérielle du Droit que la coutume était envisagée et non pas
					comme source formelle: la coutume résulte d’une longue suite d’actes
					constamment répétés, qui ont acquis la force d’une convention tacite et commune1. C’est dire qu’il s’agit pour nous de
					montrer que, moyennant certains tiraillements et hésitations conceptuels et
					analytiques - que les auteurs n’ont pas dissimulés -, leur œuvre possède une
					réelle cohérence. Les coutumiers d’Ancien Régime et les coutumes kabyles le
					projet de Hanoteaux et Letourneux était de contribuer à la mise en place du
					système judiciaire que le gouvernement colonial a institué en Kabylie dès 1857.
					Nous verrons comment l’instauration du régime civil qui a succédé à
					l’administration militaire de la région consécutive à sa conquête par la France
					a passablement contrarié leur projet initial. Je ne reviendrai pas ici sur les
					aspects factuels que la présentation érudite de Tilman Hannemann établit de
					façon exhaustive et définitive pour la période 1857-1874. Il m’importe
					seulement de souligner la parenté de ce projet avec la rédaction des coutumiers
					d’Ancien Régime. Car le choix de mettre en place un régime judiciaire propre à
					la Kabylie - l’ensemble des autres «indigènes», hormis dans quelques petites
					enclaves, était justiciable du droit musulman - n’est pas sans rappeler les
					franchises particulières et les dérogations au régime commun dont jouissaient
					de nombreuses régions, villes et provinces de la France d’Ancien Régime2. Dans les deux cas, ce régime dérogatoire
					était circonscrit à certaines matières -essentiellement les contrats agricoles
					et commerciaux; le droit personnel et des questions de droits d’usage de
					communaux et autres terrains de parcours. Mais alors que les coutumiers
					français étaient le produit d’une sédimentation historique résultant du rapport
					de force entre trois partenaires: le roi, le seigneur local et ses vassaux, les
					coutumes kabyles ont été élaborées dans un face-à-face entre Hanoteaux et
					Letourneux et leurs administrés kabyles3.
					Dans le premier cas,
1. En outre, cette esquisse d’une théorie générale du Droit ne fut pas
					retenue dans la rédaction définitive du Code Civil.
2. Et dont jouissent encore quelques vallées du Sud de la France. Sur ces
					questions je renvoie aux travaux de Louis Assier Andrieu (1986 et 1987).
3. Sur le rôle des officiers subalternes dans la collecte des matériaux et
					sur la part prise par Celle du principal informateur - quasiment coauteur - de
					Hanoteaux et Letourneux, je renvoie à la présentation de Hannemann.
LA KABYLIE ET SES COUTUMES                                                                                                                                                       XIII  
c’est la rédaction des coutumiers
					concédés par le seigneur qui était inscrite dans le droit par le roi, alors qu’en Kabylie la rédaction s’opéra dans le cadre
					d’une concertation entre deux protagonistes sur un temps extrêmement
					court, de 1862 à 1865. Autrement dit alors
					que les coutumiers français ne devinrent une source formelle du droit qu’à la faveur d’un processus
					historique où les rapports de force entre
					les communautés locales, le seigneur et le roi étaient déterminants, les
					coutumes kabyles - sous la forme et avec la systématicité que leur
					donnèrent Hanoteaux et Letourneux -
					ne préexistaient pas à leur inscription dans
					le droit1. C’est-à-dire que
					sur les matières en cause, les dispositions des coutumiers français, loin
					d’être le simple reflet des usages des
					communautés locales, fixaient les limites des droits que le seigneur
					voulait bien reconnaître et que le roi était disposé ensuite à agréer. En outre, ces coutumiers renfermaient de
					nombreuses dispositions qui sanctionnaient les obligations des justiciables à l’égard de leur seigneur2 Rien
					de tel pour les coutumes kabyles de Hanoteaux et Letourneux qui se
					voulaient le reflet le plus fidèle des divers
					usages locaux et qui reçurent une sanction légale uniquement sur des affaires entre justiciables kabyles et sur des
					matières «réservées»3.
Les coutumes kabyles et
					le Code Civil
Cette question est le véritable pont
					aux ânes de l’anthropologie juridique du Maghreb4.Car autant l’influence du Code civil sur
					l’œuvre de Hanoteaux et Letourneux
					est manifeste, autant rien de satisfaisant n’en a été dit. En fait, et
					comme souvent dans l’anthropologie du Maghreb, la disqualification politique des connaissances produites durant la
					période coloniale à permis de faire l’économie
					d’une véritable critique méthodique de La
					Kabylie et les coutumes kabyles. Il est vrai que l’entreprise de
					Hanoteaux et Letourneux s’exposait à plus d’un titre à ce type de lecture politique. En effet, non seulement l’ethnographie de
					Hanoteaux et Letourneux a servi à la mise en place d’un système judiciaire
					colonial dérogeant au régime commun dont était justiciable le reste des
					Algériens, mais encore le mode d’exposition
					que Hanoteaux et Letourneux ont suivi dans leur ouvrage se calque sur les catégories du Code Civil!
De
					façon bien plus précise que je ne l’avais fait antérieuremen5, Hannemann a remarquablement montré
					que cette distribution en chapitres selon le plan du Code Civil6
					n’a pas empêché Hanoteaux et Letourneux de conceptualiser, d’interpréter et de catégoriser les coutumes kabyles selon leur
					logique propre. Je ne reviendrai
 
1. Cette différence entre les deux types de coutumes ne recoupe pas la
					distinction entre la coutume comme source
					formelle ou comme source matérielle du droit telle qu’on l’a posée, notamment,
					au sujet du droit musulman. Sur cette question, je renvoie à ma présentation de
L’Anthropologie juridique du Maghreb
					de Jacques Berque (2001b).
2. Sur l’incongruité ou l’indécence de certaines de ces dispositions,
					cf.  Louis Assier Andrieu (1987).
3. Cf. Hannemann, pp. XXXV et ss.
4. Cf. Bousquet (1950) et, surtout, Hannemann dans sa présentation de
					cette réédition. 5. Cf. Mahé (2001a).
5 .Cf.Mahé (2001a).
6. Ajoutons que le mode d’exposition du premier livre trahit une autre
					influence qui n’a jamais été notée. Celle
					du modèle des monographies Le Playsiennes telles qu’elles seront réalisées dans les années 1860 et, surtout, tel que Frédéric
					Leplay le formalisera dans la nomenclature
					sociale (1886). La contemporanéité du mouvement Le
					Playsien et de l’entreprise de Hanoteaux et Letourneux n’est évidemment pas le
					fruit du hasard et nous montrerons dans une prochaine réédition des
					monographies Le Playsiennes portant sur le monde arabo-berbère, que ces deux entreprises de connaissances ont bien d’autres
					points en commun.
 
XIV                                                                                                                                                   LA
					KABYLIE ET SES COUTUMES                              
Donc pas
					sur cette question et je le laisserai également détailler la façon dont, sur
					certaines matières, les catégories du fiqh sont sollicitées dans le travail
					mené conjointement par Hanoteaux, Letourneux et leur principal
					informateur : Si Mula n'Aït u ‘Amar.
Certes la Kabylie et les coutumes kabyles partage aussi avec le Code Civil cette ambition à la systématicité. Mais il faut prendre garde, que le Code Civil procède d’une rationalité qui repose entièrement sur la figure du législateur comme deus ex machina alors que les coutumes kabyles sont déclinées à partir d’une matrice symbolique immanente aux pratiques sociales. Leur fondement ne relève pas d’un législateur mais des mœurs. Du reste, en dépit du projet politique qui l’avait sous-tendue, la politique judiciaire pratiquée en Kabylie sera totalement grevée par le légicentrisme républicain rétabli en Algérie à la faveur de l’extension du régime civil. La flexibilité des coutumes kabyles dans laquelle Hanoteaux et Letourneux mirent tant d’espoir pour réformer et «faire évoluer» la société kabyle connaîtra alors un coup d’arrêt définitif. En effet, si entre 1857 et 1874, l’administration militaire parvint à amender plusieurs dispositions des coutumes kabyles dans le sens que souhaitaient Hanoteaux et Letourneux et au regard de l’évolution des mœurs qu’ils appréciaient sur «le terrain»1, il n’en ira plus de même une fois que le système qu’ils mirent en place sera sanctionné par la Loi. Car alors, ce que la Loi avait fait, seule la Loi pouvait le défaire. De sorte que si l’on excepte quelques aménagements introduits par la jurisprudence2, la modification des coutumes kabyles devait nécessairement faire l’objet d’une loi votée par le Parlement au terme des procédures légales et des longs travaux de commissions ad hoc. De ce fait, la plupart des projets de réforme sont restés velléitaires. C’est ainsi qu’une commission de réforme des coutumes kabyles instituée dès 1905 travailla de longues années pour arracher, en 1931, la réforme de quelques dispositions relatives à la succession de la femme et à la rupture du lien conjugal3.
Entre la coutume et le
					Droit : les mœurs
Le légicentrisme hérité de la
					Révolution française et du Code Civil a profondément marqué le développement des études juridiques en faisant du législateur
					et de la loi la source exclusive du
					Droit. La coutume a été ainsi totalement disqualifiée et exclue hors du champ des questions légitimes et
					pertinentes. Il faudra attendre la naissance
					des sciences sociales dans les dernières décennies du XIX , siècle pour la voir réapparaître. Dans la fondation durkheimienne de la sociologie, la
					coutume et les mœurs au fondement des règles deviennent le point de
					passage entre le juridique et le
					social dont Durkheim propose la théorie. Non seulement l’œuvre de Hanoteaux et Letourneux y apporta de nombreux arguments
					ethnographiques accompagnant
1. Cf. les développements détaillés que
					Hannemann consacre à ces amendements de la coutume kabyle.
2. Cf. Morand (1927) et Bontems (1992).
3. C’est pour cette raison qu’un des plus
					ardents partisans des réformes, G. H. Bousquet, ne cessa de critiquer l’usage
					de la Kabylie et des coutumes kabyles et d’appeler à détruire «le culte» dont
					le livre faisait l’objet. Cf. Bousquet (1950a et 1950b). Les instances
					représentatives des indigènes - les délégations financières - où les Kabyles
					bénéficiaient d’une délégation particulière, multiplièrent leurs «veux,»pour
					que soit réalisée une réforme des coutumes kabyles afin de modifier la
					recension qu’en avaient donné Hanoteaux et Letourneux. Cf. Ageron (1968) et
					Mahé (2001). Claude Bontems (1992) évoque par ailleurs la tentative de
					plusieurs juges de paix de passer outre les coutumiers de Kabylie en invoquant
					l’idée de droit naturel.
LA KABYLIE ET SES
					COUTUMES                                                                                                                 XV
Ainsi cette redécouverte de
					la coutume -elle en proposa même des analyses qui anticipaient celle des
					sciences sociales à venir1,
					mais aussi, en tant qu’elle étaya une politique judiciaire, la Kabylie et les
					coutumes kabyles illustre de façon exemplaire les contradictions
					indissociablement politique et épistémologique de l’intégration de la coutume
					dans le Droit. Lorsque Durkheim montre que les mœurs sont - sous la forme de
					règles sociales immanentes aux pratiques - la source du droit, c’est le
					légicentrisme hérité de la Révolution française et la figure du législateur
					comme principale source du droit qui est contestés. Lorsque Hanoteaux et
					Letourneux procèdent à l’opération symétrique, ce n’est pas le législateur
					qu’ils visent - quel serait ce législateur en Kabylie? - mais bien le droit
					musulman en tant qu’il est la principale matrice légitime du droit au Maghreb.
					Selon la vulgate de l’époque, le droit musulman ne saurait se prêter aux
					réformes souhaitées par le colonisateur à cause de son caractère révélé qui en
					a figé les dispositions2. Mais
					prenons garde que ce qui gêne Hanoteaux et Letourneux dans le droit musulman,
					ce n’est pas tant son islamité que sa fixité3.
					Et c’est pour cette raison qu’ils feront jouer les concepts d’usage et de mœurs
					pour colliger les coutumes kabyles et en souligner la flexibilité: «Pour des
					mœurs analogues, il faut des institutions semblables car les secondes naissent
					des premières et pour que les lois soient bien en rapport avec les besoins des
					populations, il faut en quelque sorte qu’elles soient la photographie de leurs
					mœurs».4 Le recours aux mœurs
					pour décliner les coutumes kabyles se laisse analyser jusque dans la façon dont
					Hanoteaux et Letourneux pressent leur informateur principal - Si Mula n Ait
					u’Amar - au sujet d’une disposition qui ne doit rien au Code Civil mais qui est
					propre au droit musulman: la succession de (l’hermaphrodite.) Hanoteaux et
					Letourneux ont alors un double objectif: proposer une version systématique des
					coutumes kabyles tout en faisant pièce au droit musulman. Seule cette dualité
					de leur projet explique leur acharnement à enraciner dans des pratiques une
					disposition qui relève d’une casuistique imaginaire dont seul le Fiqh est
					capable. De fait, ils ne trouveront aucun cas concret d’un problème aussi
					scabreux qu’improbable qu’est la succession de l’hermaphrodite dans une société
					rurale telle que l’était la Kabylie des années 1860. Alors que la casuistique
					du juriste musulman se décline selon la normativité révélée de la Shari’A5 et les catégories propres au Fiqh, c’est
					au plan des pratiques que la correspondance de Hanoteaux et Si Mula n’Ait U’Amar envisage la question. 
 
1. À bien y regarder, la grammaire invisible et l’ethos de
					l’honneur kabyle tels que les théorise Bourdieu sont très proches des analyses
					du droit kabyle par Hanoteaux et Letourneux. De fait, les schèmes pratiques de
					sa théorie de l’action ont exactement la même systématicité virtuelle que les
					coutumes de Hanoteaux et Letourneux.
2. Sur la façon dont les juristes de l’École de droit d’Alger feront jouer
					l’idée de coutume dans la fabrication d’un droit musulman algérien moderne et,
					en particulier, sur la confusion qu’ils opèrent entre la coutume comme source
					matérielle et comme source formelle de droit, je renvoie à l’édition critique
					de l’anthropologie juridique du Maghreb de Jacques Berque (cf. Mahé 2001b).
3. Car si Hanoteaux et Letourneux pensaient que la flexibilité des
					coutumes kabyles résultait.
De leur caractère séculier, les deux auteurs ont suffisamment montré que
					le droit musulman en était la principale matrice. C’est dire qu’il faut
					passablement nuancer le «berbérisme» de leur entreprise. 
4. Rapport sur l’organisation des tribus kabyles, 1864, F 80 1679, cité
					par Hannemann, supra.
5. La traduction de ahana par normativité révélée est sans contexte la
					plus satisfaisante. Elle a été proposée par Baber
					Johannsen, cf. Contingency in a sacred Law’. Legal and ethical norms in the
					Muslim Fiqh.