Sous les figuiers de Kabylie djurdjurakabylie

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Sous les figuiers de Kabylie

La Kabylie
Sous les figuiers de Kabylie Scènes de la vie berbère [1914-1917]

Sous les figuiers de Kabylie Scènes de la vie berbère [1914-1917]

 

PRÉFACE

 

Les splendeurs incomparables du littoral, et des villes au charme oriental comme Fez, Tunis, Sousse; ou frémissantes d'activité comme Alger, Oran, Casablanca, font de l'Afrique française un unique empire colonial. Et lorsqu'on songe qu'une traversée d'un jour seulement sépare les grandes cités africaines de la France, on ne peut que s'étonner de l'indifférence de nos compatriotes pour une terre de beauté qu'ils devraient tous connaître. Terre de beauté, écrivons-nous. La prestigieuse corniche provençale saurait-elle l'emporter sur la côte algérienne de Djidjelli à Bougie, dont la végéta­tion fastueuse émerveille par la richesse de sa cou-leur. Très justement le peintre Maxime Noiré a pu dire que le ciel d'Algérie fournit une gamme plus étendue qu'en Europe et que les notes les plus hautes y chantent, harmonisées par une lumière à la fois ardente et fine. Entre les provinces algériennes, la grande Kaby­lie s'impose par la magnificence de son Djurjura et ses populations berbères archaïques présentent encore, vivante, l'image de l'antiquité. En ces pages nous voudrions esquisser le panorama si caractérisé de cette Kabylie. Une première surprise nous attendait : l'unité de race ne nous parut pas démontrée chez les Ber­bères ; de tribu à tribu leurs types physiques chan­geaient. Tour à tour nous pensions nous trouver en face de populations juives ou arabes, et quel­quefois nous pouvions nous croire en présence do Scandinaves aux cheveux roux, aux yeux clairs ; enfin les apports du sang noir apparaissaient clans certains villages. Faut-il donc croire que les Berbères sont le produit de vingt peuples divers, autochtones et enva­hisseurs, vaincus et vainqueurs ? Quelques hypothèses veulent reconnaître en ces Berbères islamisés des Européens dégénérés ? Gas­ton Boissier n'incline-t-il pas à penser que les Ber­bères blonds, des Aryens, seraient arrivés d'Espagne par le détroit de Gadès, tandis que les tribus brunes proviendraient d'Egypte [certains villages des Che­nacha en témoigneraient] et même du Soudan et de Tripolitaine ? Prudent en ses suppositions, Renan nous propose de considérer les Kabyles, descendants des popula­tions gouvernées par Jugurtha, Syphax et Massinissa, comme des autochtones et note que les langues kabyles et touaregs, qui sont sœurs, cousinent avec les langues sémitiques. Les remarquables travaux de M. Gsell sont encore moins affirmatifs. Puisque l'ethnographie, science périlleuse, ne nous renseigne guère, contentons-nous d'observer les Kabyles, nos contemporains. Indiquons les traits essentiels qui les différencient des Arabes. Jamais oppositions plus vives ne se présentèrent chez deux peuples vivant côte à côte depuis tant de siècles. Le Kabyle, cultivateur laborieux, possède les vertus et les vices de son existence réaliste, réflé­chie, rétrécie. Avant tout, pasteur et nomade, l'Arabe goûte la poésie de l'espace et tient les laboureurs pour les plus malheureux des hommes. Le Kabyle aime les arbres, et la Kabylie, vaste verger soigné avec amour, voit prospérer figuiers, oliviers, orangers, grenadiers, chênes producteurs du gland comestible et frênes dont les feuillées servent de prairies aériennes à ce sol dénué d'her­bages. Au contraire l'Arabe déteste les arbres qui font obstacle à la marche de ses troupeaux à travers le bled. Sa cognée ou la dent de ses moutons anéantiraient toutes les forêts s'il n'en était empêché. Affectionné à son village, le Kabyle, aussi pauvre soit-il, possède sa maison de famille. L'Arabe ne construit pas son logis et vit sous une tente mobile. Discutez avec un Arabe, sa conversation pleine d'images et sa politesse à l'orientale vous charme­ront ; mais sa pensée vraie, insaisissable, fuit comme le méandre d'une arabesque. Au contraire, le Kabyle, s'il ne regarde pas loin, voit juste. Ses discours sons nourris d'observations car la logique est le caractère essentiel de son esprit. Sans doute cet homme de petite envolée cherche toujours le gain immédiat et son effort tend à la réalisation de ce profit. D'ailleurs, fait para­doxal, le Berbère ne cherche guère à gagner pour améliorer son existence. Thésauriser en restant lui-même dénué du mobilier le plus élémentaire lui paraît une fin satisfaisante. Ancien conquérant, l'Arabe se souvient de siècles de gloire et de privilèges. Il sut jouir des biens de ce monde comme jamais autre peuple, car sa philo­sophie ne s'éleva guère [par exemple celle de Saadi, au Jardin des Roses] au-dessus des commo­dités du corps et de l'esprit. Dominé par Rome, refoulé et maltraité des Arabes et des Turcs, éternel battu, le Kabyle porte sur son visage soucieux le souvenir de ses malheurs. Et, encore maintenant, ne lui. faut-il pas lutter contre ses montagnes arides qui ne fournissent pas à sa famille nombreuse la nourriture nécessaire ? En leurs meilleurs siècles, les Arabes furent des maîtres, des seigneurs, des poètes, des artistes. Fellahs, tâcherons, fantassins mercenaires, menus colporteurs, voilà les humbles rôles tenus par les Berbères hier et aujourd'hui. N'est-il pas curieux, par un retour des valeurs humaines, d'entendre vanter en notre temps le mérite des Kabyles par nos colons et nos négociants, tandis qu'ils mésestiment les Arabes flâneurs et  fugaces. C'est que les Arabes, ces Abencérages dégénérés, survivent à leur passé mort - tandis que les petites qualités des Berbères les rendent d'utiles auxiliaires, de la vie industrielle. En faut-il conclure que nos Kabyles, plus proches de nous, plus ac­tuels, pourront évoluer jusqu'à

devenir des citoyens français ? Gardons-nous de ces vastes illusions. Combien de Kabyles, rencontrés dans leur village, me confiaient « aussitôt a qu'ils n'étaient pas des Arabes, et qu'ils se civilisaient vite ». Lorsque je les priai de m'expliquer ce qu'ils entendaient par civilisation, ils répondaient: Nous envoyons nos fils à vos écoles et nous voulons voyager et gagner de l'argent. Entendaient-ils améliorer la condition misérable de leurs femmes ? Non ! Souhaitaient-ils la transfor­mation de leurs moeurs et leur adoucissement ? Non ! Foulaient-ils devenir des Français ? Non, car une naturalisation sincère les obligerait d'émanciper leurs compagnes plus écrasées qu'en pays arabe, puisqu'elles n'héritent même pas. Evidemment quelques remarquables familles d'origine berbère font exception à ce tableau et méritent notre sympathie. Par leur énergie, leur probité, leur sens exact des nécessités historiques, ces 'bourgeois kabyles sont dignes de devenir nos collaborateurs excellents et nos compatriotes. Mais au-dessous de cette élite, si nous savons éduquer les tribus kabyles sans réclamer d'elles trop de reconnaissance et sans croire surtout à leur perfectionnement moral, nous obtiendrons beaucoup du courage et de l'endurance de ces montagnards. Peut-être ne serait-il pas impossible d'assister à une évolution de ces indigènes si notre gouvernement voulait bien tenter l'éducation de leurs filles ? Un grand effort fut fait pour l'enseignement des gar­çons. Les questions étaient liées. Cette expérience d'un haut intérêt nous permettrait une opinion défi­nitive sur les Berbères. Demain la densité de cette population à familles de cinq et six enfants l'obligera d'essaimer. Se répan­dra-t-elle dans les pays arabes et dans nos centres de colonisation ? Ou bien dirigerons-nous ces Ber­bères vers certaines de nos provinces françaises ? Quoiqu'il en soit, constatons-le, la Kabylie connaît déjà sous notre égide une prospérité que Rome pas plus que les conquérants d'Arabie ne se soucièrent d'offrir aux  Kabyles. Je suis donc revenu de ce voyage aux tribus du Djurjura - dont M. Lutaud, un gouverneur général aussi éminent administrateur qu'appréciateur artiste, prépara lès voies avec une sollicitude dont je lui témoigne toute ma reconnaissance, - très assuré de l'avenir de cette vaste province aux paysages héroïques. CH. G.

LA KABYLIE  [1871-1917]

Cette année, en février, traversant la petite Kabylie, j'ai séjourné à Maillot et à Ighil-Ali où l'on nous haïssait fort en 1871. Pendant les mois de mai et do juin, soit à mulet, soit à pied, j'ai visité les douars les plus isolés du Djurjura, quelquefois accompagné par un cavalier au burnous rouge de l'administra­tion et souvent seul. L a guerre européenne la plus formidable ne troublait pas, au moins en apparence, la sérénité des Kabyles. Sur mon  passage, je voyais leurs laboureurs à jambes nues pousser leurs étranges attelages de boeufs enjugués si largement que les bêtes pouvaient se cabrer entre leurs colliers, s'écarter ou emporter comme en dérive l'étrave qui s'avançait parmi les vagues de terre soulevée. Autour des villages les femmes sveltes comme des Tanagra, remontant des fontaines, imposaient l'image d'une églogue avec leurs cortèges multicolores ; et leurs bras nus ramenés derrière leurs nuques don­naient aux amphores kabyles des anses d'un galbe exquis. Plus loin des jardiniers taillaient leurs vignes et leurs oliviers et le bruit de leurs haches « takabatcht » rappelaient les coups de bec du pivert sur l'écorce des arbres. Près des bourgades, les montagnards ameublissaient la terre de leurs figuiers et de leurs oliviers, arbres choyés qui donnent aux campagnes du Djurjura leur caractère antique. Sur des sommets en mamelles, parmi les frênes développés avec art comme des espaliers géants, en avant des maisonnettes indigènes aux tuiles de corail, scintillaient les blanches écoles françaises, que des enfants vêtus de clairs burnous et coiffés de chéchias en coquelicots assiégeaient avec des cris amusés et les mêmes bonds que les chevreaux qu'ils conduisent à la mon­tagne les jours de congé. Sur les sentes muletières en corniche au-dessus des oueds limoneux parés de la féerie des lauriers-roses, parfois je croisais des cadis gras et pâles qui me saluaient avec un sourire courtisan à la vue du « déira qui m'accompagnait, et les marabouts macérés par la piété portaient courtoisement la paume à leurs turbans. Partout l'image de la paix s'affirmait dans les lieux mêmes qui virent l'insurrection la plus terrible de l'Algérie et ceux-là qui me saluaient étaient les vieillards, les acteurs mêmes de ce drame ; ces marabouts, d'anciens Khouans fanatiques ; ces jeunes gens, les fils de nos anciens ennemis. Et cependant lorsque je contemplais cette Kabylie tourmentée, bondissante, coupée d'abîmes, crénelée de rocs en encorbel­lement, barrée par son Djurjura de deux mille trois cents mètres, inaccessible forteresse, je pensais que c'était bien là le pays rêvé pour les embuscades, les combats, la guerre de ruse et d'audace. Dans la région de Maillot, cette Provence  africaine d'une grâce somptueuse, où El Moqrani, le grand chef de l'insurrection, trouva de, recrues nombreuses, ou bien à Bougie, la guerrière capitale berbère que nous mîmes deux ans à conquérir lors de la pre­mière occupation, dans la forêt d'Azagga ou bien encore à travers les douars [le Fort National et les villages en nid d'aigle de Michelet qui fournirent des rebelles par milliers, partout et toujours je ren­contrai des Kabyles non seulement pacifiques mais amènes. Leur salut spontané semblait dire au pas­sant français : « Que ton voyage parmi nous soit. Excellent. Tu viens pour connaître nos moeurs et savoir nos pensées. Sois assuré que nous avons maintenant trop conscience de notre solidarité avec la France pour vouloir lui susciter des embarras. Son bien c'est notre bien ».

Le jour de la mobilisation générale aux Ouadhia, quand les Pères Blancs hissèrent le drapeau trico­lore, les femmes vinrent l'acclamer de leurs impro­visations :

«O drapeau de nos maris 1, sois supérieur aux autres. O drapeau, garde la victoire dans tes plis.

Car aucun homme ne mérite d'être souillé de la suie 2 sur son visage qui t'accompagne d'un coeur vaillant ». Quand les affaires de ton pays sont prospères, nous confiait un notable commerçant des Beni-Yenni, nous gagnons de l'argent. Les crises de la France nous atteignent directement et quant a moi, je suis obligé de cesser tout crédit. Nos colporteurs savent qu'ils ne peuvent écouler leurs marchandises que si votre situation générale est satisfaisante. Même une mauvaise récolte en France nous atteint aussitôt. Nous vendons moins et le coût de notre vie s'élève. Que nous le voulions ou non. Nous nous sentons donc une partie de votre grand pays. La mer n'est plus qu'une séparation illusoire. La Kabylie est devenue province française. Qui oserait encore nommer colonie notre Kabylie? Les pays arabes peuvent être tenus pour terres co­loniales puisqu'on les colonise, que vos colons s'y répandent et qu'une administration du système co­lonial y est possible. Des territoires militaires sont même encore quelquefois nécessaires dans ces pays de la poudre. Chez nous, Berbères, rien de semblable n'est utile. Appelez-nous les Auvergnats de l'Afrique, si vous voulez. Oui, nous ambition­nons réellement d'être Auvergnats par notre éner­gie, notre capacité de labeur, nos exodes forcés dans ces villes à cause de la pauvreté de nos montagnes pierreuses et de la densité de notre population. Auvergnats encore par l'amour obstiné du village qui nous verra revenir avec des économies et un sens du petit commerce très développé. « Si nous ne sommes pas savetiers, déménageurs, portefaix, marchands de charbon et de goutte comme les gens du Cantal ou du guy-de-Dôme, nous accep­tons comme eux les plus chétifs négoces ou nous louons la force de nos corps quand nous ne possé­dons même pas les cent francs nécessaires à l'achat d'une pacotille de faux tissus orientaux que nous offrons comme du a pur arabe » à la terrasse de vos cafés. Plus courageux peut-être encore que les paysans de la région de Saint-Flour ou plus humbles, si vous préférez, nous nous engageons comme ma­noeuvres dans les carrières de phosphate, dans les mines de charbon du Nord. Nous aspirons à devenir des ouvriers français ; nous en épousons même les défauts et, nous osons aussi espérer qu'à leur contact, nous acquerrons quelques-unes de leurs qualités. Enfin, n'est-il pas vrai, nos enfants fréquentent avec empressement 'n'os écoles et parlent tous le français, ce qui leur confère à nos yeux un certain prestige. Ils se rapprochent fatalement de vous, même si certains d'entre nous - il s'en trouve - s'y opposent. Votre langue, votre écriture ne sont-elles pas, d'ailleurs les instruments nécessaires de notre commerce. Qu'est-ce que vous voyez dans nos boutiques ? Des réclames et des avertissements à notre clientèle kabyle, en français. Pourquoi cela ? Parce que nous n'avons jamais eu d'écriture berbère et que votre langue s'impose à nous dans toutes nos transactions. Il ne faudrait pas d'ailleurs en exa­gérer l'importance. Ce n'est pas une raison de vous aimer, mais c'est encore moins une raison de vous détester. Maintenant nos enfants com­mencent à nous dire : « Père, la nuit, nous rêvons en français ! » « Pour être tout à fait sincère, je dois reconnaître que certains parents s'attristent de penser que leurs garçons ne seront plus des vrais Kabyles comme leurs ancêtres parce que leur cerveau, façonné par vos maîtres d'école, comporte un élément nouveau ; votre manière de réfléchir à la française et de projeter une lumière nette sur toutes les questions en discussion. Avec le réalisme que vous nous prêtiez, au fond nous restions des Africains et nous redou­tions de voir les choses dans leur vérité. Les lé­gendes de nos marabouts nous enchantaient encore. Ces légendes furent la cause de l'insurrection de 1871. « Ah ! Certes, tous nos jeunes gens à certificats d'études ne sont pas forcément loyalistes, mais ils en savent déjà suffisamment pour comprendre la folie d'une révolte contre la France qui ne veut pas notre  mal et ne l'a jamais voulu. Or les Kabyles igno­rants de 4870, impulsifs, étaient fanatiques et leur fanatisme les rendait incapables d'aucun raisonnement. Aujourd'hui mes compatriotes sortis comme moi de vos écoles raisonnent et leur logique vous étonne souvent. Les voilà même trop renseignés sur la puissance réelle de la France pour jamais tenter la déplorable aventure d'un soulèvement. Nous savons ce que vaut l'aune de nos étendards de zaouias contre vos canons. Peut-être avons-nous des réclamations légitimes à vous adresser, mais, par Allah ! Nous sommes au moins certains que nous n'obtiendrions rien par la violence et que notre vio­lence serait mesquine en face de vos formidables moyens de répression. Et la meilleure preuve de ma sincérité en vous faisant ces aveux, c'est que je réclame la naturalisation et je suis étonné de ne pas l'obtenir plus aisément.» Ainsi s'exprimaient en termes plus ou moins précis des épiciers, bijoutiers, menuisiers, forge­rons, colporteurs berbères.

 

[1] Le drapeau des tirailleurs algériens.

[2] Il était d'usage de salir avec de la suie les visages des lâches.

 

Il me fallait arriver à Tighzert chez l'ancien caïd Si Saïd ben Ammou, sincère ami de la France, pour comprendre l'état des esprits en Kabylie d'avant 1870 et apprendre pourquoi les Berbères s'étaient alors révoltés, tandis que leur tranquillité nous est aujourd'hui garantie, non par des affirmations politiques mais par les faits économiques. Suivant l'énergique image de mon hôte depuis 1914, les Kabyles et les Français tirent la même chaîne, Malheur aux Kabyles qui voudraient rompre un seul maillon, ils se jetteraient eux-mêmes par terre. Le soleil d'une radieuse journée africaine de juin allait se coucher lorsque j'atteignis la demeure de Si Saïd ben Ammou, vieillard beau et fort comme un antique que je trouvai allongé sur une sorte de « Cubiculum » au seuil de sa maison. Le turban et le bain- cachaient ses cheveux blancs, et les yeux d'un feu magnifique gardaient l'éclat d'une houille fraîchement cassée. Une dizaine de familiers accroupis et ses fils, debout, entouraient ce chef qui, de son esplanade, dominait l'immense paysage. Les villages aux  toitures roses fleurissaient au loin sur les collines comme des parterres. Gigantesque piédestal, la montagne de Sidi Beloua supportait sa mosquée vénérée et, plus à droite, Dellys s'enlisait dans ses brumes maritimes. Au couchant le Djurjura formidable se balafrait d'or et de sang et son pic de lala Khadîdja jaillissait pardessus les nuages comme le panicule violacé d'un lilas.  Là-bas vous voyez les écoles d'Aït-idir et de Tamaghoucht, prononça le Caïd avec un geste du bras tendu déployant sa large gandourah, et il reprit : Des écoles, beaucoup d'écoles dans nos douars des communes mixtes où nous autres Indigènes nous sommes dans la proportion de soixante mille habi­tants contre cinq cents Français... et par là, - ici son index se tendit vers Tizi-Ouzou, plus de classes, plus d'instruction, plus de routes, plus de fontaines pour les Kabyles... pourquoi ? Parce que c'est une commune de plein exercice soumise aux règles en vigueur pour les communes de la métropole, c'est-à-dire le Français : tout, l'Indigène : néant. Ici la reconnaissa- nce, parce que nous sommes contents de nos administrateurs français, pères de notre peuple. Là-bas, par Dieu ! je ne sais trop ce que les Indigènes pensent des conseils municipaux, mais à coup sûr ils nous envient. Ici la paix et le dévouement - mon fils fut tirailleur.  Là-bas la soumission. Les parents et les amis, à croupetons sur des nattes autour de lui, firent entendre un murmure à la fois approbatif et inquiet. Un maigre instituteur kabyle en séroual bouffant et veston étroit qui, perché sur de hauts tibias, ressemblait à un coq de combat, estimant les propos de l'ancien Caïd compromet­tants, l'interrompit : Racontez plutôt à Monsieur, Si Saïd, ce qu'était la Kabylie en votre jeunesse, afin de lui rendre plus sensible la sécurité dont Français comme Indigènes jouissent aujourd'hui. Le vieux chef sourit et ses dents d'ivoire appa­rurent entre ses lèvres sensuelles. Touchant sa poi­trine dodue puis celle d'un de ses voisins accoté contre son banc et désignant ensuite ses proches : Si nous sommes maintenant assez bien en point, si nous avons des corps prospères, nous le devons aux Français. Ne riez pas. C'est la vérité. Vous êtes trop jeunes, vous autres, pour connaître l'état de la Kabylie il y a cinquante ans. En ce temps-là nous étions de tristes gueux. Nos têtes nues ne portaient pas la chéchia et une rude chemise de laine tissée au logis formait notre seul vêtement. Eté comme hiver les femmes portaient le même timelheft » sans couture. Notre nourriture : la galette d'orge et de farine de glands doux encore et toujours avec quelques figues et de l'huile. Notre seul bien : l'indépendance ; notre seule passion : la liberté ; notre seule richesse : des armes assez nom­breuses depuis les fusils fabriqués par nos camarades des Beni-Menguallet jusqu'aux carabines européennes. Par-dessus tout nous appréciions nos  akhoudmi Iflis », ces sabres-baïonnettes qui nous permettaient de tuer économiquement nos ennemis, nos « lemcha », qui les embrochaient, nos debouss », ces casse-tête armés de clous, et surtout notre « seddar eddejadj » , ce yatagan national de bois appelé : poitrine de coq, parce qu'il en épouse la forme et qu'il produit des contusions internes assez graves. Voilà l'arsenal dont nous disposions en 1871 lorsque beaucoup trop de nos Kabyles se soulevèrent contre les Français à la voix de mauvais conseillers, qui étaient surtout des gens ignorants se faisant de la France l'idée d'une grande Kabylie. Maintenant, ce n'est pas moi qui vous l'apprendrais, nos villa­geois sont tenus par leur estomac, par leur porte-monnaie et par tous les intérêts matériels qui n'existaient pas avant la guerre franco-allemande, il y a quarante-cinq ans. Allez donc leur prêcher la rébellion et vous verrez comme vous serez reçus ? A cette apostrophe, l'assistance rit doucement. Et lorsque les prisonniers de guerre allemands du camp des Beni Douala s'échappent croyant trouver bon accueil et complicité dans nos douars, vous savez comment ils sont reconduits à leurs gar­diens par nos villageois? Nouvelle approbation souriante de l'assemblée qui se rappelait la façon sévère dont les Prussiens évadés avaient été arrêtés par les Kabyles. Après un instant de silence, Si Saïd reprit d'un ton pénétré : Mes amis, je me souviens d'avoir été chef d'un village des Beni-Iraten dans l'ancien temps et je veux confronter la Kabylie de 1871 avec celle d'au­jourd'hui pour en tirer une leçon qui serait, je le crois, aussi profitable aux Français qu'à nous-mêmes. Ce village de Tighzert où nous nous trouvons et ceux des Beni-Aissi envoyaient depuis quelques années des centaines de travailleurs à Lens et dans les usines du nord. Eh bien, je puis vous affirmer qu'en ma jeunesse je ne connaissais pas un seul Kabyle qui eut traversé la mer. Sans doute Napoléon III invitait de temps à autre quelques grands chefs arabes triais, nous autres, les Kabyles, nous étions dédaignés, à tort, car nous étions l'élément le plus guerrier de l'Algérie ; la preuve c'est que nos con­tingents de zouaoua commencèrent la réputation de l'armée d'Afrique et donnèrent leur nom aux zouaves. Et n'est-il pas curieux de constater que le généralissime de l'insurrection fut justement ce noble Moqrani dont les dames d'honneur de l'impé­ratrice Eugénie raffolaient à Compiègne? Mais, je le répète,nous autres, les Berbères, restions ignorés de l'empereur. Funeste mépris car si nous sommes les plus capables de subir la valeur d'un raisonnement et de nous rendre à l'évidence, lorsqu'elle nous apparaît, de même, nous gardons longtemps le souvenir des injures. « Donc la guerre franco-allemande de 1870 nous trouva d'abord indifférents parce que nous ne sa­vions pas un mot de français et que nous ne lisions pas. Peu à peu notre indifférence devint hostilité lorsque nos moquaddems et nos marabouts, les seuls lettrés du pays, lurent dans les djemaas une missive de Mahieddina, le fils de l'ex-émir Abd-el-Kader, venu secrètement, à l'insu de son père, en Algérie. Cette proclamation, scellée du cachet à l'étendard, vert, disait : « Il n'y a de secours que de la part de Dieu. Ce-lui qui implore l'assistance du Fort, du Dompteur, Mahieddine, fils de l'émir Abd-el-Kader, vous dit : « Nous sommes venus avec l'intention d'exalter l'Islam menacé. Dieu anéantit nos ennemis les Fran­çais ; il ne leur reste plus ni territoire, ni armée. Le moment du départ pour vous est proche et votre délivrance imminente. Soyez sur vos gardes ». « Si nous avions été instruits des anciens événements de la conquête et de la lutte de la France contre Abd-el-Kader, nous aurions souri de cet appel. Or je m'en souviens comme d'une histoire de la veille, cette lettre émut surtout les tribus de la petite Kabylie. De Palestro à Ighil-Ali, dans les djemaas, la question de savoir si les Indigènes pro­fiteraient de la situation gênée des Français pour les jeter à la mer fut débattue. Notre ignorance ab­solue, je le répète, de ce que la France représentait dans le monde, de ses ressources, de sa discipline, de son patriotisme abusa nos chefs de confrérie, nos amins, nos tamens et tous ceux qui avaient une certaine autorité dans leurs villages. Presque tous ces notables se représentaient la France à l'image d'une confédération de douars. Or, nous savions par notre expérience, quelle anarchie engendrait la défaite d'une tribu importante dans nos alliances instables, mouvantes, livrées aux fantaisies de quelques chefs. Il apparut à nos Kabyles naïfs que le douar Paris étant vaincu, les autres tribus françaises allaient forcément l'abandonner et que l'unité de commandement n'existant plus, ils paraient raison des Français trop occupés chez eux. Exceptionnellement ma famille ne goûtait pas ces arguments, mais nous étions une petite minorité de Kabyles à deviner que la France n'était pas une Berbérie et que les insurgés pourraient bien payer de leurs biens et de leur existence une rébellion dont les plue intelli­gents d'entre nous ne souhaitaient pas le triomphe. En effet une victoire des Indigènes algériens n'eut profité qu'aux grands chefs arabes, aux nobles familles féodales. Qu'attendait un peuple de paysans démocrates comme les Kabyles? Nous cherchions et nous n'apercevions qu'un seul gain problématique : le retour à notre indépendance. « Etait-ce même un gain? Soyons sincères. Jadis notre existence était abominable et précaire. Ah ! Oui, elle était jolie l'indépendance d'hommes qui ne pouvaient se rendre de leur bourgade au village voisin sans risquer la mort, puisque nous vivions en guerres perpétuelles de çof à çof. « Avions-nous une poule à vendre, pour aller l'offrir au marché le plus proche, il nous fallait l' « anaya », la sauvegarde d'un notable allié, pour nous préserver de l'assassinat. Une liberté pareille c'était mieux qu'une dérision, un enfer. Je dois dé­clarer, encore une fois, que cette évidence n'appa­raissait qu'à certaines familles réfléchies comme la mienne. La plupart de mes compatriotes ait aient trop l'odeur de la poudre pour souhaiter la paix définitive. Et que dis-je, moi-même, en ma jeunesse, n'ai-je pas été le chef guerrier des Beni-Iraten à une époque où risquer son corps était la seule passion du Kabyle mélancolique et gueux. « Vous voyez comme il était naturel, fatal, que l'insurrection éclatât en Kabylie à la faveur des dé­sastres de la France. Tout nous y convoquait : ignorance, fanatisme et notre goût inné pour les batailles. A ce point de son récit, Si Saïd fut interrompu par l'un des assistants accroupi contre la porte d'entrée, le capuchon du burnous rabattu sur le visage. Les premières étoiles commençaient à scintiller au ciel africain d'une hauteur démesurée. Rejetant ses lainages en arrière de son visage durement sculpté, ce Kabyle étendit ses mains osseuses et noires de­vant lui et prononça, d'une voix gutturale : Moi, Meddour, je suis d'âge à garder le fidèle souvenir de ces temps et je te ferai remarquer, Saïd, que tu négliges d'indiquer le rôle important des agents prussiens dans l'insurrection algérienne. Si depuis Jérusalem, Tanger, Agadir et la guerre des Balkans, les Allemands qui parcouraient l'Afrique nous vantaient la conduite de leur hadj Guillaume et représentaient leur souverain comme le défenseur de l'Islam, les Marocains s'en sont aperçus ! [Ici les assistants haussèrent silencieusement les épaules] en 1870 les Prussiens qui visitaient les douars en se donnant comme professeurs et savants  l'un d'eux me fit lui ramasser les pierres gravées de cette région  et nous vantaient leur puissant pays, ré­pandirent le bruit mensonger, dès la fin de juillet 1870, que le bachaga Mohamed Moqrani, le chef arabe le plus fameux d'Algérie, avait été arrêté et serait fusillé. A Si les Français s'imaginent que la propagande allemande ne s'exerce chez les Musulmans que depuis une dizaine d'années, ils se trompent. Les vieillards indigènes qui savaient lire eurent commu­nication secrète, vers le mois de décembre 1870, d'un bulletin prussien où de prétendus coreligionnaires adjuraient à peu près en ces termes le roi Guillaume : « Tes succès te viennent ; de ce que tu t'inspires d'Allah seul, tandis que les Français ont oublié Allah, s'ils l'ont jamais connu, leur conduite en Algérie étant depuis quarante ans une pratique constante d'athéisme. Nous t'appelons donc, etc... » A ce rappel des procédés allemands en 1870, Si Saïd reprit la parole : Tu le constates toi-même, Meddour, les Prus­siens n'ont pas changé. Leurs reproches actuels, ils les adressaient aux Français voilà quarante-cinq ans. Je ne me souviens pas personnellement d'avoir jamais fréquenté l'un de ces agents allemands qui se répandaient surtout dans les pays arabes d'un plus facile accès que notre Kabylie, mais nos colporteurs, qui descendaient dans le sud vendre leur huile, rencontraient souvent ces hommes et nos marchands fixés en Tunisie ou bien au Maroc avaient l'occasion d'en entendre parler. A Tunis surtout, les Prussiens chassés d'Algérie s'étaient réfugiés en nombre et ils y retrouvaient les Algériens qui venaient y conspirer. « Je puis d'ailleurs affirmer que les prédications de nos coreligionnaires furent plus dangereuses pour la France que les excitations de ces Allemands. Les Musulmans, surtout les Kabyles, se laissent difficilement influencer par des étrangers. On les écoute mais ils ne modifient guère nos décisions. Croyez bien qu'en 1914 ce n'est pas la faute de l'astuce allemande si toute l'Afrique du Nord ne s'est pas soulevée. Ces espions, qui se donnaient comme prospecteurs, négociants, professeurs, connaissaient l'Algérie beaucoup mieux que vos colons, - c'est mon opinion d'Indigène que je vous donne,  mais s'ils n'ignoraient rien du pays et de ses ressources, ils ne comprenaient pas grand 'chose à nos âmes... comme certains Français d'ailleurs... Leur propagande fut donc stérile. Je me rappelle qu'en avril 1871 la Kabylie était encore calme et l'insurrection du bachaga Moqrani ne s'était pas étendue à nos douars. Vers la fin de ce mois la situation changea par suite de la prédication des con­fréries religieuses alors puissantes... tandis qu'au­jourd'hui les marabouts jouissent de peu de crédit. « Donc nos moquaddems répandirent le bruit des victoires de Moqrani et donnèrent confiance aux hésitants. Ces moquaddems détestaient naturellement les Français qu'ils tenaient pour les infidèles et ils pressèrent leur chef Mahmed el Djaadi de déclarer la guerre sainte en s'alliant sans retard à Moqrani. Aux environs de Dra-el-Mizan, près du tombeau vénéré du fondateur des Khouans-Rahmanya, Sidi Mohammed ben Abderrahmane Bougoubrine, les hommes des Iflissène-Imzalène qui comptaient dix mille habitants, des Iflissène-oum-el-Lill et Iflissène-el-Bahr qui atteignaient près de quatorze mille individus furent organisés par Mahmed el Djaadi. Prévenu, le gouvernement d'Alger envoya contre El Djaadi un goum de cavaliers musulmans restés fidèles. A peine ces soldats rencontrent-ils le chef révolté qui s'avançait devant ses drapeaux de zaouias au son de la musique, qu'ils descendirent de leurs chevaux, baisèrent les épaules d'El Djaadi et serrèrent les étendards dans leurs bras. A ce spec­tacle les Khouans crient au miracle et leurs chefs leur assurent qu'en effet leurs drapeaux les rendent invincibles et qu'ils verront les Français s'humilier à leur seul aspect. Aussitôt ces Kabyles vont attaquer le fortin de Dra-el-Mizan où ils savaient qu'un cer­tain nombre de colons s'étaient réfugiés. Mais les fusils, s'ils permettaient aux meilleurs tireurs de tuer de temps à autre un Français qui se découvrait par excès de bravoure, ne pouvaient renverser les murailles. Un octogénaire aveugle, Belgacem, amine des Iflissène, chef habile, offre deux anciens canons turcs et leurs boulets, les fait placer sur les gros chariots d'une ferme française transformés en affûts et lance ses obus. Leur faible poids n'endommagea guère le bastion visé. Les choses allaient se compli­quer. L'apparente inertie des Français qui, nous le savon maintenant, manquaient d'unité dans le com­mandement, encourageait les rebelles qui soulevèrent peu à peu le pays entier. Nos Kabyles en ce temps-là étaient presque tous affiliés à la secte des Rahmanaya pour un motif bien prosaïque, encore qu'il soit d'ordre sacré : Son fondateur, Abderrha­mane Bougoubrine garantissait ses dévots contre les flammes de l'enfer aux conditions les plus écono­miques. Inutile de suivre les prescriptions du Coran. Il suffisait chaque jour de réciter une courte oraison, le « Dikr » , et le ciel était satisfait. Il s'en portait garant. Et nous sommes gens pratiques. Les Indigènes du cercle de Fort-National restaient néanmoins paisibles quoiqu'ils fussent entourés de voisins révoltés, lorsque le 11 avril 1871 Mahmed El Haddad vint au marché des Aït-Idjeur et lut aux milliers de ses coreligionnaires rassemblés une pro­clamation de son père, chef de l'ordre des Rahma­naya. El Haddad ainsi que les moquaddems de toute la région travaillaient en faveur du grand maître de l'insurrection, Moqrani. Le soir même les Ait-ben-Youcef se déclaraient en faveur d'une action immédiate. Dès le lendemain ils allaient piller la maison cantonnière de Tizi Djemaa, fait sans gloire car le gardien indigène aida les rebelles dans cette tâche. Le chef du bureau arabe du Fort, le capi­taine Havez, comprit la gravité de ce coup de main. Il essaya de faire intervenir les Kabyles restés fidèles pour contenir la foule insurgée ; malheureusement ces Indigènes loyaux ne purent pas venir le rejoindre. Audacieux malgré le petit nombre de ses soldats, le capitaine courait les tribus de son res­sort afin de les ramener à soumission lorsqu'il fut entouré sur le territoire des Ait-menguallet par Amar Amziane, chef suprême des Kabyles. Le prestige du capitaine était pourtant si grand que les insurgés ne pouvaient se décider à  l'attaquer. L'amine Arezki et Mahfoud, un moquaddem, porteurs des étendards sacrés, afin de rompre l'enchantement déchargèrent les premiers leurs fusils sur l'officier. Aussitôt les coups crépitèrent et l'héroïque Ravez débordé par le nombre de ses assaillants furent rentrés au fort. Le colonel Maréchal qui commandait cette place avait mis l'école des Arts et Métiers, située à huit cents mètres sur la route de Michelet, en état de résister. La tâche de cet officier était difficile. Ne devait-il pas défendre deux mille deux cent soixante et un mètres de murs d'enceinte avec quatre cents soixante-et-douze Français et cent onze Kabyles fidèles ? D'autre part l'insuffisance de son armement l'alarmait : cent cinquante chassepots et un certain nombre de fusils déclassés. Onze jeunes artilleurs sans expérience et des colons miliciens devaient servir cinq mortiers et quatre obusiers anciens. Enfin le Fort occupe un plateau, sans doute élevé, mais néanmoins dominé par quelques pitons peu éloignés. Ces détails précis, je les tiens d'un officier survi­vant de cette affaire qui devint mon ami. Je connais donc ce siège par l'extérieur, n'étais-je pas Indi­gène? Et par l'intérieur grâce à ce combattant. « A neuf heures du soir le 17 avril, quand les clairons eurent cessé de sonner la retraite, un cri prolongé se propagea de crête en crête. Quelques milliers de Kabyles armés assiégeaient Fort National et commettaient la maladresse, dès cette première nuit, d'allumer des feux qui permirent de les repé­rer, de les canonner et de les disperser. « Le lendemain l'armée kabyle ralliée se rappro­chait de l'école des Arts et Métiers et s'en emparait après une courageuse résistance de a troupe fran­çaise commandée par le capitaine Démarey. Afin de bien prouver qu'ils entreprenaient le siège en règle de Fort National, les insurgés creusaient des tran­chées et s'y enfouissaient ni plus ni moins que des Allemands. Cette méthode en usage de tous temps chez les Berbères leur permit, grâce à leurs bons tireurs, de rendre mortelle toute imprudence sur les remparts. La garnison fut, pour circuler, percer les maisons et passer à travers ces tunnels improvisés. Le 29 avril, les Kabyles crurent qu'ils pouvaient exiger la capitulation du colonel Maréchal. Devant le refus de ce chef ils préparent l'assaut de la place. Fort National coupé de toutes communications vit dans l'angoisse, car à ce moment trois cent mille insurgés se battaient en Algérie contre des troupes françaises insuffisantes. Au milieu de mai, la garnison apprit la mort d'El Moqrani et la délivrance de la ville de Tizi-Ouzou, à vingt-cinq kilomètres du Fort. Les chefs de l'insurrection, comprenant qu'il leur fallait brus­quer le siège s'ils voulaient obtenir une victoire, cherchèrent à recruter des «Imessebelène», c'est-à-dire des volontaires qui, par un voeu solennel taisant le sacrifice de leur vie, monteraient à l'assaut du Fort. Ce qui prouve l'importance des contingents berbères, c'est que deux mille deux cent quatre vingt « imessebelène » se proposèrent. « La prière fut faite par les moquaddems sur ces morts-vivants qui, dans la nuit du 21 mai, appli­quant cent quatre-vingts échelles, s'élancèrent sur les remparts. La lutte fut atroce, prolongée, meurtrière. Le sang-froid des Français les sauva. Cinq jours plus tard, le général Lallemand, le vainqueur de Tizi-Ouzou, pouvait faire parvenir cette lettre au colonel Maréchal : « Je vous fais compliment sur le succès de la nuit du 21 mai. Tenez ferme huit jours encore. Je vais recevoir des renforts pour tenter votre délivrance. C'est une belle page de plus que vous inscrivez dans les Annales de la guerre d'Afrique ». « Au Fort l'on construisit un télégraphe aérien afin de communiquer avec Tizi-Ouzou. L'on apprit, le six juin, que le général Lallemand venait de battre huit mille Kabyles à Bou-Hinoun. Mon père était l'un des moquaddems qui se trouvaient à cette défaite des nôtres, interrompt un des invités du Caïd. Si Saïd, permets-moi d'ajouter que les Kabyles battus se sauvèrent à Souq-el-Khmis, mourant de faim car ils ne connaissaient d'autres systèmes de ravitaillement que leur capu­chon. Celui-ci vidé, il fallait jeûner. Mon père en me racontant leurs misères s'excusait de sa participa­tion à ces combats en disant que certains colons leur avaient laissé croire que le nouveau gouvernement civil de France, succédant à Napoléon, pren­drait les terres des Indigènes et c'est pourquoi nos parents luttèrent avec désespoir pour leurs oliveraies et leurs champs qui leur furent d'ailleurs laissés en grande Kabylie. Pourquoi les avait-on affolés ? Levant le bras, le vieux Meddour murmura d'un ton à la fois ironique et amer  Mon ami, il n'en fut pas de même partout. Du côté de Maillot les bonnes terres des vallées furent confisquées aux insurgés. Il est vrai que leurs fils économes et laborieux ont pu les racheter en grande partie aux Français. Quoique la nuit couvrit Tighzert de son ombre bleuâtre, je pus surprendre le sourire glorieux de quelques-uns des assistants les plus jeunes. Cette reprise des terres berbères par le labeur et la per­sévérance des Kabyles ne leur déplaisaient pas. Le Caïd reprit d'une voix recueillie : Lorsque le général Lallemand bousculant les dernières forces indigènes pénétra dans le Fort, il fut lui-même cet ordre du jour à la garnison : Officiers, sous-officiers et soldats, Quoique bloqués et entourés par des bandes sans nombre, vous avez courageusement supporté les pri­vations, les fatigues et les dangers d'un siège de soixante-trois jours. De tous les points de la Kabylie on aperçoit toujours cette place désormais glorieuse que des gens de cœur ont conservée à leur patrie et à la civilisa­tion. Nous y aurions perdu énormément et nous n'y aurions rien gagné. Etait-ce bien votre avis ? Dans la nuit, sous les millions d'étoiles écla­tantes, les assistants encapuchonnés de laine blan­che s'inclinèrent et leur murmure prolongé approu­vait le vieux Caïd. Dans le ravin de Tighzert, le miaulement guttural d'une hyène nous arrivait.  Ah ! Voilà une bête qui regrette la curée d'un champ de bataille, prononça Meddour. En petite comme en grande Kabylie, chaque loi que j'interrogeais un Indigène intelligent sur le sens de l'insurrection de 1871 et sur la revendica­tion précise des Berbères à cette époque, il paraissait assez embarrassé de me répondre. Nous autres, Kabyles, nous n'avions rien à réclamer puisque nous vivions presque indépen­dants en fait. L'expédition du maréchal Randon nous avait ralliés à la France. Nos djemaas, nos amins et nos tamens jouissaient d'une vraie liberté. Nos kanouns avaient été respectés. En somme, sauf l'impôt et les engagements d'un certain nombre de nos jeunes gens dans votre armée, nous ne nous apercevions guère de votre présence et, par consé­quent, nous n'étions pas gênés. L'amin d'un village des Beni-Yenni qui lisait nos journaux et connaissait Paris pour y avoir vendu les bijoux berbères de sa fabrication m'assura qu'en tous cas ce n'était pas le patriotisme comme nous l'entendons, c'est-à-dire le sentiment chaleureux de la nationalité, l'amour du sol paternel qui avait soulevé les Kabyles. Fallait-il croire que le fana­tisme religieux fut la cause de la rébellion? Il en doutait car les Musulmans pouvaient pratiquer sans contrainte leur religion. Cependant l'esprit militant des moquaddems qui supportaient difficilement des roumis près d'eux, même si ces roumis respectaient leurs mosquées et leurs pratiques, pouvaient bien avoir accueilli avec faveur les avances des grands chefs féodaux arabes que le peuple kabyle, démo­crate d'essence, eût vomi en d'autres temps s'ils n'eussent représenté à cette heure critique l'aven­ture, la guerre, la poudre, la fantasia, la razzia possible. Ce qu'il faut considérer dans cette terrible insurrection algérienne qui compta beaucoup plus de deux cent mille rebelles arabes ou kabyles, c'est que l'esprit d'anarchie en germe dans l'Islam,  comme jadis la puissance de Rome, la force française im­pose aujourd'hui la paix é des peuplades diverses se réveilla et que ce fut avec une joie puérile que les Indigènes fourbirent leurs armes et accla­mèrent les chefs qui prétendirent les conduire à une victoire fructueuse. Il est bien évident qu'en dehors de la joie de se venger de certains voisins français avec lesquels ils pouvaient avoir quelques contestations, l'attrait du pillage fut un mobile déterminant pour les pauvres diables de Kabyles enclins à s'exagérer les richesses des colons. Parce que les Indigènes vivaient d'une petite mesure d'huile et d'une méchante bouillie de farine d'orge ou de glands, ils croyaient trouver de telles provi­sions chez les Français que leur vie en eut été trans­formée. Un peuple aussi pauvre que les Kabyles peut trouver un motif à insurrection dans la faim. Les Pères Blancs des divers couvents que nous avons visités. Nous disaient en effet : Tant que les Indigènes pourront manger, ils resteront paisibles ; seule la famine pourrait les soulever. Nous croyons d'ailleurs, très sincèrement, que même dans ce cas, une bonne partie de nos voisins viendraient nous défendre en faisant com­prendre aux révoltés que des Français comme nous n'ont jamais été la cause de leur misère puisque, tout au contraire, nous poursuivons la dure tâche de les civiliser en leur apprenant à tirer un meilleur parti de leur sot ». A l'école franco-kabyle de Tamazirt, le directeur avait prié les élèves de la grande classe, au mois de mai, de raconter quels propos sur la guerre se tenaient dans les djemaas. Un élève eut la franchise méritoire d'écrire : a Certains Kabyles disent que Hadj Guillaume nous aurait apporté beaucoup de nourriture et d'argent » On ne saurait croire l'importance énorme du bien-être chez une population très dense, condamnée à vivre dans un pays admirable pour les artistes mais en grande partie rocheux, desséché, stérile. De même qu'en temps de paix, les Kabyles glissent peu à peu de leurs montagnes vers les plaines arabes à terres profondes qu'ils convoitent, de même la guerre n'apparaît à ce peuple réaliste que comme un moyen de conquérir de la nourriture et de l'argent. L'insurrection de 1871 ne fut  peut-être pas autre chose pour les Berbères qu'une ten­tative armée pour conquérir les domaines créés par les Français. Accordons qu'il s'y mêlait, chez les Kabyles pieux - et ils ne le sont guère en cette année 1917 - la satisfaction do faire triompher l'Islam si parfaitement contradictoire aux moeurs des chrétiens. Est-il enfin nécessaire de faire remar­quer qu'aujourd'hui ces vaincus de 1871 ont béné­ficié de notre victoire qui les libéra des grands chefs féodaux, les Moqrani, Aziz ben chikl el Haddad. Mahmed el Djaadi, Amar Amziane, etc, qui vivaient largement des dons imposés à tous les fellahs algériens. Aujourd'hui le Kabyle sait que lorsqu'il s'est acquitté de son impôt il reste entièrement libre de tous ses gains et il vient de constater qu'une guerre, même prolongée, ne nous oblige pas à pressurer nos sujets. Une grande évolution s'est donc faite dans l'esprit de tous les Indigènes depuis ce dernier demi-siècle. Ils nous comprennent mieux après nous avoir vus à l'oeuvre et s'ils ne nourrissent pas encore de tendresse à notre égard, les plus instruits, les plus réfléchis d'entre eux reconnaissent que notre pré­sence améliore leur situation matérielle. Un Ber­bère est trop sensible au gain pour ne pas se sentir solidaire de nos intérêts qui sont devenus ses inté­rêts. Les bonnes nouvelles qu'ils reçoivent du front les réjouissent car ils s'en attribuent un peu le mé­rite : leurs frères, leurs fils ne se battent-il pas à nos côtés ? En 1871 nous dermes organiser des colonnes d'expédition qui comportèrent près de 90.0011 com­battants pour écraser l'insurrection. En 1915 les garnisons accoutumées, même réduites aux éléments territoriaux, suffisent parce qu'il n'entre dans l'esprit d'aucun Kabyle de détruire ce qui assure son bien-être, la paix française. Il y a quarante-six ans, nos défaites étaient commentées avec joie parce qu'il leur apparaissait que leurs intérêts étaient opposés aux nôtres. Maintenant nos succès leur semblent un gain personnel et ils attendent avec autant d'impatience que les Français la paix glorieuse qui leur permettra de développer leur agriculture et leurs industries indis­solublement liées à notre situation économique et militaire. Le loyalisme des Kabyles est d'autant plus méri­toire que, de tous les Indigènes de l'Afrique du Nord, ils sont les plus éprouvé par les hostilités. L'Arabe, pasteur nomade et l'Arabe producteur de céréales,  cet été la récolte fut exceptionnellement abondante   n'ont guère souffert de la guerre, tandis que les Kabyles plus mêlés à la vie européenne sont atteints au même titre que les Français. En effet dans le cercle de Fort National, par exemple, où la densité kilométrique dépasse 175 habitants, ceux-ci ne peuvent vivre de leur sol et il leur faut s'embau­cher dans nos exploitations, se répandre dans la Mitidja comme vignerons, s'offrir aux carrières tuni­siennes de Gafsa, venir exercer en France les durs métiers de mineurs, de puddleurs, courir les plus reculées de nos campagnes afin d'offrir à nos villa­geois leurs tissus, leurs bois ouvrés de Djemaa-Saharidj, leurs bijoux des Beni-Yenni, leurs cadres incrustés de melchior, leurs armes des Ait-Men­guallet. L'un des plus réfléchis parmi les caïds, Mamri Bousaad, m'affirmait que toute l'orge et tout le fro­ment cultivés en Kabylie ne pouvaient faire vivre ses compatriotes plus de quarante jours par an, car les surfaces à emblaver sont restreintes dans ces mon­tagnes où les schistes mordorés, les calcaires moirés comme des rubans et les marnes lie de vin, s'ils enchantent les peintres par leurs merveilleuses couleurs, désespèrent les laboureurs. Et, non seulement en Kabylie les surfaces propres à !a culture des cé­réales sont insuffisantes, mais les rendements sont si faibles que les agronomes poussent les Indigènes à consacrer tout leur sol à la culture arbustive qui, seule, récompensera leur labeur. Dans ces conditions et avec des familles de six enfants, en moyenne, il est certain que ces montagnards sont obligés d'aller chercher au milieu de nous des moyens d'existence. Leurs milliers de colporteurs, de vignerons, de mineurs, de carriers, de tâcherons agricoles, de portefaix, à l'exemple de nos Auvergnats et de nos limou­sins auxquels ils ressemblent d'ailleurs par l'amour du pays natal, viennent s'engager pour six à huit mois chaque année et rentrent en Kabylie à l'époque de la cueillette des figues et des olives. Comment pourrait-on croire que ces Berbères mêlés à la vie française, même s'ils ne nous comprennent guère, même s'ils n'aperçoivent de notre civilisation que ses échelons inférieurs, soient nos ennemis ? Si l'éminent gouverneur de l'Algérie, M. Lutaud, n'eut pas un instant de crainte au sujet de l'attitude des Kabyles, son optimisme s'appuyait sur des faits et non sur des sentiments. Il savait que pas un gou­vernement n'a fait un effort scolaire comparable à celui d'Alger, en Kabylie. Il savait encore combien d'ateliers professionnels avaient été créés et combien la sollicitude d'administrateurs attentifs aux moindres mesures propres à sauvegarder les intérêts et la santé publique méritaient l'attachement des meilleurs éléments berbères. Il n'ignorait pas davantage que ces milliers de Kabyles répandus en France deve­naient nos otages bénévoles. Dans tous les villages, j'ai trouvé des familles en union aussi intime avec la France que peuvent l'être, par exemple, nos paysans bretons avec Paris habité par l'un de leurs fils. Dans beaucoup de logis je devais écouter la lecture naïve des lettres adressées de Clermont-Ferrand, de Saint- Etienne, de Marseille, du Havre, par les maris embauchés dans les chantiers les plus divers. Détail amusant, ces lettres étaient souvent adressées à un bébé d'un an, car la coutume défend à l'homme de ne s'adresser jamais à sa femme, et j'entendais des lectures dans ce style : Mon cher Aberkane, je gagne cinq francs par jour et comme je mange avec une petite pièce de dix sous, je rapporterai huit cents francs. En mon absence, qu'on soigne bien la terre et qu'on taille les arbres. J'aimerais mieux perdre quelqu'un que de savoir qu'on ne soigne pas ma terre » . Un colporteur écrivait à son aîné : Ouaci, la France où je suis ressemble aux Ait Menguellet. Il y a du terrain mauvais. Il y a des bons champs. Il y a des gens aisés mais j'ai trouvé des Français pieds nus dans des souliers de bois. Je ne l'aurais jamais cru si je n'avais pas vu, Ouaci, les Français traitent les Kabyles comme eux. Pas de différence. On est content et l'argent commence à venir ». Un journalier d'abord engagé dans une exploita­tion agricole adresse cet avis à son frère resté à T.-A.: Viens me rejoindre à Puteaux, Areski. J'ai quitté les premiers patrons de campagne pour Puteaux où l'on dirait que la caillasse est en or. Des jours je touche jusqu'à deux douros, Le monde d'ici me serre la main et on est camarade. Des fois je resterais ma vie à Puteaux » . A Ighil-Ali, petite ville berbère de six mille habi­tants, nous avons eu communication de lettres adressées aux premiers mois de la guerre à leurs vieux parents, par des fils qui habitaient la France depuis huit et dix ans, y avaient fondé des familles et se considéraient comme des Français. L'ensemble de ces petits faits nous donne la raison de la sagesse kabyle en ces années de guerre. Comment une famille qui possède l'un de ses membres heureux, en France, pourrait-elle jamais songer à nous témoigner de l'hostilité. J'ai constaté combien ces lettres semblaient prestigieuses aux illettrés du logis et quand l'un des garçonnets, élève de l'une de nos écoles, la déchiffrait à ses parents rassemblés, il semblait le conteur d'une bonne et grande aventure qu'ils écoutaient pensifs en essayant de s'imaginer cette France où u la caillasse est d'or » et où « le monde camarade vous serre la main ». Rien ne servira mieux notre prestige que cette pro­pagande par le fait. Si quelques faibles têtes kabyles peuvent prendre à la civilisation l'alcoolisme, l'argot et les sentiments regrettables des apaches de nos villes, presque tous les des émigrants deviennent fatalement et pour toujours nos clients, nos associés. Ils gravitent clans notre orbite. Les Berbères em­ployés par nos colons d'Algérie, nos sociétés minières, nos compagnies de navigation, nos usines deviennent nos alliés et leurs destinées resteront inséparables de la nôtre. Au mois de juin, dans les tribus que je traversais, j'étais sans cesse abordé par des Indigènes qui me deman- daient les moyens de se rendre en France. ATaourit-Moussa, de pauvres diables m'assurèrent qu'ils avaient emprunté 75 francs contre une dette de 150 francs à des usuriers afin d'aller gagner leur vie en France. A l'important marché des Beni Douala ce fut une explosion de joie lorsque le caïd Amok­rane apprit à la foule que la chambre de commerce de R... payait les frais de voyage aux deux cent cin­quante portefaix qu'elle réclamait. Et trop vite le chiffre des volontaires dépassa le nombre des élus. Heureusement presque chaque jour l'administrateur de Fort National, M. Laussel, recevait des dépêches de France réclamant des Kabyles. Il y avait donc un besoin urgent de main-d'oeuvre à satisfaire. Cet été, une expérience des plus intéressantes en Eure-et-Loir prouvait que ces Berbères pourraient utilement remplacer les ouvriers étrangers pour la moisson. Cette guerre va permettre de résoudre un grand problème. La Kabylie doublera de population tous les trente ans si le taux actuel des naissances se maintient. Or ces montagnards sont les gens les plus sobres et les plus énergiques de l'Algérie nous ne disons pas les plus civilisés et les plus agréables de fréquentation. Il convient de les em­ployer car c'est assurer leur pacification définitive que de lier leur sort matériel à notre vie industrielle. Combien de nos départements ne pourront reprendre leur essor sans l'appoint considérable de bras auxiliaires. Il faut que cet excédent de popu­lation kabyle soit dirigé vers les villes et les cam­pagnes où nous serions menacés d'un retour d'ouvriers étrangers au lendemain de la paix. Nous nous attacherons une race vigoureuse et nous réali­serons enfin une association que les Romains espérèrent. Pourquoi même et j'y songeais en parcourant nos Basses - Alpes dépeuplées qui sont pour la nature du sol et les essences une Kabylie française, sans enfants, hélas ! pourquoi ne tenterions-nous pas de fixer sur certaines parties de notre sol déserté les excellents arboriculteurs kabyles ? L'état achète aux propriétaires des Basses- Alpes leurs domaines pour les reboiser. Combien plus féconde pourrait être l'oeuvre culturale de quelques milliers de familles berbères fixées sur cette terre française ? Nos intérêts mêlés nous assurent déjà la paix,  la neutralité bienveillante s'il faut préciser, mais on peut mieux encore par l'établissement durable d'un important groupement kabyle en France. Comme soldats, comme cultivateurs, comme ouvriers, ces Berbères, nos sujets, se sont prouvés dignes de notre estime, et devant la loi fatale du vide qui attire les nouvelles forces, il nous parait préférable de puiser des hommes dans notre Afrique française que dans les terres étrangères. L'Algérie indigène, qui s'est montrée loyaliste dans cette guerre, va se sentir indissolublement unie à la France par les échanges économiques multipliés et les relations de plus en plus cordiales des Français avec leurs sujets musulmans. En 1870 deux peuples se coudoyaient en Afrique qui s'étaient jamais tendu la main : les Français vainqueurs et les Arabes vaincus: d'où l'insurrection. Ne sera- t-il pas consolant de penser que, cette fois, notre victoire sera la victoire de la France appuyée sur ses indigènes, combattants ou tra­vailleurs, et que les Berbères ne peuvent  plus con­cevoir notre triomphe que comme le gage pour eux d'un avenir toujours meilleur.

LA CHEKAIA «la plainte»

 

C'est jour de chekaia chez M. l'administrateur. La chekaia, c'est la doléance, la plainte qu'on apporte à M. l'administrateur, et c'est aussi le bon conseil qu'on attend de lui, même dans les affaires intimes de son ménage. M. l'administrateur, pour ses admi­nistrés kabyles, doit être le grand Pan. Comme Jupiter, il dispose de la foudre qui châtie ; mais il est aussi 14linerve et Thémis, et les indigènes s'adressent à ses autels, afin d'obtenir justice. Et désirez-vous savoir si les bureaux de la Com­mune mixte, - le « birot », comme s'expriment les Arabes,  impressionnent par leur aspect monu­mental ? Point du tout. A Fort National, par exemple, ils sont disposés dans des baraquements militaires désaffectés, d'assez petite allure. Les cavaliers, en burnous rouge ou en séroual bleu, qui montent la garde aux diverses portes, leur donnent, heureusement, quelque couleur d'africanisme. Dans la cour ou sur le chemin, la foule des quémandeurs, loque­teuse, marmiteuse, s'entasse. Il semblerait que ces bonnes gens revêtent leur gandourah la plus élimée et leur burnous le plus effrangé pour rendre visite aux autorités. Vieux souvenirs de la domination des deys et des Turcs : alors le vêtement propre attirait amendes et confiscations ; seule, la livrée de la mi­sère servait de sauvegarde aux biens du fellah. J'ai frôlé de ces Kabyles sanieux, aux loques aérées par des trous nombreux comme les jours dans l'année, qui possédaient quelques centaines de mille francs, fruits de l'usure. En Algérie, gardons-nous de conclure à première vue sur l'apparence des indigènes et contrôlons plusieurs fois nos assertions. A Michelet, le « birot » de la commune, grande villa charmante parmi les treilles, les beaux arbres aux frondaisons en pendentif, et devant un panorama semé de villages qui ressemblent sur leurs collines aux chapelets coraniques à gros grains de corail, donnerait envie de s'asseoir à son seuil fortuné. Ailleurs, le birot » ressemble à une sous-préfec­ture digne, nette et un peu ennuyée. Ailleurs encore, on se croirait devant un palais de justice manqué, dont les colonnes étriquées paraissent crier au tym­pan trop lourd : Pitié ! tu m'écrases. En petite ou grande Kabylie, certains «, birots » rappellent de bonnes maisons bourgeoises, à Maillot, par exemple, ou bien évoquent des hôtel­leries, voire des prisons style de Fresnes  et aussi des casinos pour stations naissantes.

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