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Les Ardennais

Histoire

Gilles DÉROCHE

Les Ardennais et la guerre d'Algérie

Préface de Madeleine Rebérioux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gilles DÉROCHE, professeur à la Cité scolaire de Vouziers publie de nombreux articles dans les revues Horizons d’Argonne et Terres Ardennaises.

Tous droits de reproduction, même partielle, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays.

 

 

 

 

 

 

 

Copyright by Éditions Terres Ardennaises

21, rue Hachette 08000 Charleville Mézières ISBN 2-905339-55-1

 

 

 

 

 

 

A Raymond Goury, pour sa sincérité, son dévouement, son humanisme et sa gentillesse.

Editions Terres Ardennaises

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© 2002 - Editions Terres Ardennaises


Préface

Par  Madeleine REBÉRIOUX

Neuf à bien des égards, ce livre l'est d'abord par sa structure : il conjugue en effet les mémoires vives et l'exploitation minutieuse des événements, et il juxtapose la guerre coloniale telle que les soldats français la mirent en oeuvre dans une Algérie que beaucoup découvraient et celle que vécurent en France maints travailleurs, maints ouvriers algériens.

Deux forts chapitres — je néglige à dessein les liaisons — grâce auxquels se complètent et peut-être se rencontrent deux manières, depuis bientôt un demi-siècle, d'évoquer cette guerre à laquelle jusqu'en 1999 on dénia jusqu'à son nom.

D'un côté le souvenir. Massu, Bigeard, et surtout Aussaresses, le tortionnaire en chef dont le nom fut si longtemps gardé secret (1). Mais aussi, après la prospection à la fois savante et militante, menée au cœur de la tourmente par Pierre Vidal-Naquet (2), les lettres d'Algérie rassemblées, découpées, constituées de larmes de sang par Martine Lemalet(3), les images et les sons enregistrés par Bertrand Tavernier(4) et la quarantaine de témoignages constitués par Claire Mauss, au prix d'un labeur acharné, en révélateurs de la société vosgienne (5) : toute une génération de jeunes «appelés en Algérie», pour, leur disait-on, y maintenir le bonheur d'être français et l'ordre que troublaient quelques criminels (6). On aura soin, demain, d'y ajouter la documentation considérable réunie depuis l'été 2000 et, surtout, l'«Appel des douze» lancé le 31 octobre dans «l'Humanité», et bien relayé par les médias. Tout le monde certes n'avait pas torturé. Beaucoup s'étaient bornés à voir, ou à entendre, ou à entendre dire. Mais rares étaient ceux qui, sur le chemin du retour, pouvaient se persuader qu'ils ne «savaient» pas, plus rares encore ceux qui retrouvaient sans angoisse leur propre conscience, la tendresse de leur fiancée, et sans inquiétude une France menacée par l'O.A.S.

La seconde partie du livre est consacrée à ces récits de mémoires éclatés, à ces mots qui peinent à exprimer comme à dissimuler le chagrin et la pitié.

Et voici, plus classique pourrait-on croire, plus tardive cependant, une tentative, efficace, qui vise au récit des faits et à leur interprétation.

 Produit des méthodes enseignées depuis l'affaire Dreyfus par le célèbre manuel de Langlois et Seignobos (7), prenant acte des travaux qu'a incarnés dans les années 1930 l'école dite des Annales, elle s'attarde à reconstituer de façon plausible ce que la guerre fut en «métropole» et à poser quelques questions aux institutions françaises qui officiellement ne faisaient pas la guerre : police et justice, partis et syndicats ; à l'arrière-plan gronde la confrontation entre les colonisés venus chercher du travail et la puissance coloniale qui, les y ayant incités, manifestait quelque surprise devant des comportements d'où l'entière soumission avait disparu. Un travail de cet ordre peut être entrepris à bien des niveaux et a déjà commencé de l'être grâce au grand livre, tout récemment traduit, d'un historien allemand (8). La redécouverte d'un événement tragique — le massacre du 17 octobre 1961 — a permis au fil des derniers mois de mettre au pied du mur la police parisienne et son préfet Maurice Papon, mais aussi d'évoquer la dignité des Algériens venus manifester depuis les bidonvilles misérables et indomptés et d'interroger de plus près l'opinion publique (9). Il existait déjà plusieurs recherches sur le Nord et la région marseillaise. C'est au département des Ardennes que s'est attaché Gilles Déroche : une zone frontalière au patriotisme traditionnel, une terre industrieuse, aux entreprises nombreuses et différenciées, une région de villes moyennes où s'était implanté, depuis la fin du XIXème siècle, un socialisme vivace, peu conformiste et profondément ouvrier (10). Quelque quatre mille Algériens y étaient venus au lendemain de la guerre, comme naguère les Belges, les Italiens, les Polonais, reconstruire la métallurgie, l'industrie textile et les demeures ravagées. Les premiers chapitres nous font découvrir les multiples façons dont, exploités entre les exploités, ils participèrent à la lutte pour l'indépendance de leur pays...

La guerre d'Algérie dans les Ardennes ce fut d'abord un flot de cercueils, cent quarante-sept Ardennais tombèrent au pays du soleil. Mourir en Algérie, à vingt ans, alors que les plaies de la guerre antinazie n'étaient pas cicatrisées encore... Maire de Rocroi depuis 1953, et conseillère générale, Andrée Viénot (11), socialiste S.F.I.O. qui sut rompre avec Guy Mollet, un(e) des premier(e)s en France, n'avait à forcer ni sa sensibilité, ni son talent pour exiger, lors des cérémonies funéraires la négociation et la paix. Gilles Déroche a donné la parole à quelques-uns de ceux qui ont survécu, pour l'essentiel, moins frustes que les appelés de Saint-Dié interviewés par Claire Mauss : il s’agit d'instituteurs et de techniciens, de médecins et d'officiers. On aurait aimé qu'il justifie ses choix, ou, à tout le moins, explique comment il a découvert ceux dont il publie les textes. L'accent est mis moins sur la torture ou la «corvée de bois», ces pratiques infâmes, que sur une angoisse presqu'existentielle ou un comportement politique délibéré.

Parmi tant de témoignages de chrétiens, horrifiés par une guerre étrangère à leur conception du monde (12), j'ai été frappée par la méditation de Jacques Théret : «cette guerre a fait voler en éclat (...) les certitudes».

Sur un registre plus directement politique s'impose le témoignage de Jean-Claude Vion, mobilisé au service des transmissions de la base aérienne d'Oran, proche déjà d'Andrée Viénot, il a le mérite rare de faire comprendre le fonctionnement des réseaux encore embryonnaires ; le légitimisme des soldats, leur refus du coup d'Etat des généraux, Salan en tête, ne se limite ni à un républicanisme de principe, ni à un soutien sans limites à de Gaulle, même si l'intervention à la télévision du «Vieux» - «Français, aidez-moi» - n'a rien perdu de sa verdeur tragique.

Un effort utile donc à une connaissance de la guerre, déjà marquée par maints récits de mémoire. Et pourtant c'est la première partie du livre, centrée non sur les Ardennais mais sur les Ardennes, non sur les Français en Algérie, mais sur les Algériens en France, qui est, de loin, la plus neuve.

Faisons un rêve. Imaginons que les ouvriers des usines Martin aient raconté ce qu'ils ont vécu , imaginons que ces récits aient pu être intégrés à l'histoire de la septième Willaya (13), ou que leurs auteurs, obscurs parmi les obscurs, aient disposé, pour se faire entendre, des mêmes moyens que ceux de Mohamed Harbi, un des premiers dirigeants du F.L.N. en France (14), grand eût été notre bonheur ! Gilles Déroche a trouvé le moyen non pas de combler cette lacune, mais, autant qu'il était en son pouvoir, d'y suppléer. Grâce à trois sources qui rendent possibles un certain nombre de recoupements : les rapports des Renseignements généraux auxquels il a eu accès par dérogation — leur richesse est extrême, ce qui ne signifie pas qu'ils doivent être crus sur parole — la presse locale à vrai dire réduite à -L’Ardennais», le contrôle enfin de celui qui fut, dans les Ardennes, le principal sinon le seul avocat du F.L.N. : Me Fenaux. Son nom, je l'avoue, m'était inconnu, quoiqu'il eût été brièvement mentionné par Ali Haroun comme membre du collectif d'avocats auxquels Jacques Vergès a laissé son nom flamboyant : une douzaine au départ à Paris, une centaine bientôt, répartis dans les différentes régions où s'implantait le Front ; ces hommes, ces femmes, ces avocats ont accepté de défendre des milliers d'Algériens sur des bases militantes définies par le F.L.N. (15), ils leur ont permis de trouver à côté d'eux des défenseurs et non seulement des procureurs et des policiers. Catholique pratiquant, Me Fenaux, avant de participer à la construction de l'Algérie indépendante, fut de ceux-là. En le convoquant comme témoin, Gilles Déroche inaugure, j'espère qu'il fera école.

On aurait aimé — j'aurais aimé — que des syndicalistes ardennais jouent leur partie dans ce concert. Force Ouvrière et la C.F.T.C., à l'exception du S.G.E.N., étant hors-jeu, l'attention se porte sur la C.G.T. à laquelle adhéraient nombre d'Algériens au début des années 1950. Comme dans la région parisienne, l'ampleur de son abstention fait question dans un département aussi ouvrier et aussi algérianisé. On ne se contentera pas d'invoquer le racisme populaire — hypothèse paresseuse —, voire une xénophobie qui, pendant les années 1930 visait les Belges, ces voisins, les Italiens et les Polonais (16). Les Algériens, eux, sont des «nationaux français, sinon des citoyens : le droit de vote leur a été obstinément refusé. Certes la C.G.T. leur est ouverte comme à tous les travailleurs : le 1er  mai est leur journée commune. Mais très tôt, c'est une autre chanson qu'ils jouent ; ils défilent drapeau blanc et vert de l'indépendance en tête, dans une région où la classe ouvrière est fière d'avoir résisté aux nazis. Pire : à dater de 1954-56, ils sortent de la Confédération. Le drame patriotique se noue. Pierre Lareppe le leur crie avec angoisse : restez avec nous, et nous serons avec vous. Trop tard. Au patriotisme de la C.G.T. s'oppose celui des organisations syndicales constituées par les colonisés : l'U.S.T.A., l'U.G.T.A. L'anticolonialisme révèle sa faiblesse, l'internationalisme ses limites.

Soyons reconnaissants à Gilles Déroche de l'avoir mis en évidence sans excessive acrimonie. Mais félicitons le surtout d'être parvenu à rendre compte de ce que fut, dans les Ardennes, la guerre d'Algérie : un ensemble de violences croisées, en même temps qu'un appel à la dignité des dominés et qu'un cri d'indépendance. Violences croisées, qu'est-ce à dire ? Il ne s'agit pas de la guerre entre Français et Algériens, mais de la guerre civile entre le M.N.A. et le F.L.N. : en terre ardennaise, à la différence de la région parisienne, les messalistes, non seulement se maintiennent à Sedan, à Rocroi, mais, à partir de 1960, parviennent à reconstituer leurs cadres à Charleville : tueries contre tueries. Les R.G. ne cachent pas leurs préférences : il y a des «tueurs» des deux côtés, mais les vrais «meneurs» de la lutte anticolonialiste c'est dans les rangs du F.L.N. qu'ils se recrutent. C'est eux qui assurent la collecte des fonds et qui organisent le passage des armes et des hommes à la frontière. C'est eux qui se pressent sur les bancs des tribunaux. Les combattants de l'indépendance algérienne, les vrais adversaires, c'est eux.

Reste que la longue guerre au couteau entre F.L.N. et M.N.A. a fragilisé, comme dans le Nord, les solidarités ouvrières : pourquoi choisir ? et que choisir ? On comprend mieux aussi pourquoi, comme à Paris, et plus encore qu'à Paris, ce sont les milieux enseignants qui constituent le terreau des comités pour la paix, des groupes de solidarité ; peu ou pas d'Algériens dans les lycées ! et, comme à Paris on constate qu'il a fallu attendre les grondements assassins de l'O.A.S. pour que la gauche syndicale et politique comprenne que la gangrène gagnait la France. En 1961-62, voici revenu le temps des appels militants et des manifestations.

Bref, ce livre est à ranger parmi ceux, encore si peu nombreux, qui de part et d'autre de la Méditerranée, donnent à lire la tragédie multiple de la guerre coloniale et suggèrent que ne s'en perdent ni le souvenir, ni l'histoire.

Notes

(1) MASSU (J.), La vraie bataille d'Alger, Plon, 1971.

AUSARESSES, Services Spéciaux. Algérie 1955-1957; P. AUSARESSES a été condamné le 25 janvier 2002 par le Tribunal de Grande Instance de Paris à une amende de 7500 euros pour apologie de crime.

(2) VIDAL-NAQUET (R), L'Affaire Audin, Editions de Minuit, 1958, rééd. 1989 ; La torture dans la République, dernière édition, La Découverte, 2000.

(3) LEMALET (M), Lettres d’Algérie 1954-1962. La guerre des appelés, la mémoire d'une génération, Lattès, 1992. FAURE (J.) Au pays de la soif et de la peur, Flammarion, 2001.

(4) TAVERNIER (B.), La guerre sans nom. Un film à succès, bien mérité.

(5) MAUSS-COPEAU (C.) Appelés en Algérie, la parole confisquée, Hachette-Littérature, 1998.

(6) J.J. Becker emploie ces termes dans sa préface à THENAULT (Sylvie), Une drôle de justice, La Découverte, 2001 Postface de R VIDAL-NAQUET.

(7) L'introduction aux études historiques a été rééditée avec une préface de M. REBERIOUX aux éditions Kimé, en 1992.

(8) ELSENHANS, La guerre dAlgérie 1954-1962 La transition d'une France à une autre, Publi sud, 1999, Préface de G. MEYNIER (allemande, 1974.)

(9) Riche bibliographie et nombreux colloques, y compris à la C.G.T.

(10) On a longtemps appelé «allemaniste» du nom de son leader le plus connu à Paris, Jean Allemane - un typographe, déporté comme communard, ce courant d'opinion dont l'introducteur dans les Ardennes fut le chansonnier Jean-Baptiste Clément, communard lui aussi et auteur du «Temps des Cerises».

(11) Cf le numéro spécial de Terres Ardennaises (octobre 1998) consacré à Andrée Viénot (1901-1976) par M.-F.BARBE et G. DEROCHE.

(12) Parmi les premiers et les plus célèbres le Dossier Jean Muller. Cahiers de Témoignage Chrétien, février 1957. Parmi ceux qui ont été récemment édités ou réédités : BARRAT (R.), Un journaliste au cœur de la guerre d'Algérie, Editions de l'Aube, 2001.

(13) HAROUN (A.), La 7'»'' Willaya : La guerre du F.L.N. en France décrit le découpage en trois zones de la «7»m' Willayas», c'est à dire la France (l'Algérie en comptait six en 1957) et leur démultiplication à partir de 1959 : comme l'Alsace, les Ardennes relèvent désormais de la Willaya 4 bis.

(14) cf HARBI (M.) Une vie debout, mémoires politiques, T 1 1945-1962, La Découverte, 2001.

(15) Tous les avocats qui ont plaidé pour le F.L.N. n'ont pas accepté ces contraintes : ainsi Pierre Stibbe dans le collectif des avocats communistes (Pierre Braun, Nicole Dreyfus, Michel Bruguier, etc...)

(16) cf PIERRE (Claudine), Histoire de l'immigration et des étrangers dans les Ardennes (1919­1939), thèse sous la direction de Maurice Vaïsse, Université de Reims, multigraphiée, 2 volumes.

Remerciements :

L'expression de ma gratitude s'adresse à tous ceux qui ont accepté de me confier leur témoignage et de le publier, à Me Dechezelles, et à mes amis de «Terres Ardennaises» qui ont permis la publication.

Grand merci à Madame Madeleine Rebérioux pour la lecture de mon manuscrit et la critique sévère et constructive qu'elle m'en a faite.

Cette publication n'aurait pas été possible sans l'aide de Claude Baudier, Valérie Charlas, Evelyne Schmitt, Jean Diel, Jacques Theret, René Raulet, Jean Bigot, Raymond Goury, de Me Henri Fenaux, et des docteurs Jean-Luc Lambert et Robert Levy.

Saluons le travail de documentation et d'assistance de l'équipe des Archives Départementales des Ardennes sous la conduite de Madame Jurbert, et particulièrement de Mademoiselle Joëlle Fourreaux.

N'oublions pas enfin, l'aide précieuse de Mélanie Lelarge, du service des Anciens Combattants.

 

Première partie

La guerre dans les Ardennes

Les régions industrielles de la France métropolitaine ont servi de «base arrière» à l'insurrection des peuples colonisés en Algérie. On a souvent évoqué un «second front» à leur propos. Une grande partie des fonds nécessaires à l'achat du matériel de guerre a été fournie par les collectes auprès des travailleurs immigrés, et des affrontements sanglants entre les différentes factions nationalistes se sont produits sur le sol métropolitain.

Pour des raisons évidentes de sécurité, les révolutionnaires n'ont conservé aucune archive. Cette enquête puise à une source principale, les archives de la Préfecture des Ardennes, ouvertes grâce à une dérogation aux règles de communicabilité des archives publiques. En conséquence, l'auteur de cette étude s'est engagé par écrit à ne communiquer «aucune information susceptible de porter atteinte à la sûreté de l'État, à la défense nationale ou à la vie privée des personnes.» Les noms propres ont donc été remplacés par des initiales suivies de points de suspension.

La presse politique, départementale et régionale a fourni beaucoup d'informations. Sa consultation étant du domaine public, les noms ont été conservés entièrement. Cependant, une lecture attentive du manuscrit par Monsieur et Madame Fenaux, qui furent les avocats des militants du F.L.N., a permis de combler beaucoup de vides.

Cette seconde source est très proche de la première dont elle procède souvent. Il a donc été difficile d'établir des recoupements qui auraient permis d'asseoir des certitudes. Faute de mieux, c'est une histoire de la guerre d'Algérie au travers des archives policières et administratives qui a été écrite. Ces sources, émanant principalement, dans les Ardennes, des Renseignements Généraux, semblent assez fiables. Si les notes sont anonymes aux R.G., pour protéger le fonctionnaire qui les rédige, le commissaire chargé de leur traitement dans notre département, en concurrence avec d'autres services de police, n'avait pas intérêt à ne pas accomplir sa tâche avec sérieux.

Cette histoire débute par un examen de la situation matérielle des immigrés algériens dans notre département et se poursuit par le récit des événements et par leur commentaire.

L'administration vient de promettre une mise à disposition des documents des tribunaux civils et militaires, dont le classement peut, cependant, durer assez longtemps.

Une suite est donc promise à ce travail.

CHAPITRE I

Une population algérienne nombreuse et concentrée

Le recensement de 1954 dénombre 211 000 Algériens en France, et celui de 1962 fait état de 350 000. Le ministère de l'Intérieur propose le chiffre de 430 000. Le nombre des immigrés a pratiquement doublé pendant la durée de la guerre d'Algérie. Ces populations sont très importantes dans les départements industriels, la Seine, le Nord, la Moselle et les Bouches-du-Rhône (1). L'industrie ardennaise ne peut se passer de ces travailleurs qui vivent souvent dans des conditions matérielles peu décentes et restent à l'écart de la société métropolitaine.

Une main d'oeuvre indispensable

La population musulmane du département des Ardennes avoisine les 3000 personnes au début de la période. Le document de synthèse du SCINA (Service de Coordination des Informations Nord-Africaines) (2), attaché au cabinet du ministre de l'Intérieur, dans sa publication du 10 mars 1959, avance le chiffre de 3245 résidents nord-africains pour les Ardennes. La population est donc relativement peu importante comparée à celle de la Seine-et-Oise, avec 23 974 personnes, du Rhône avec 20 090, et même de la Moselle, avec 13 384 (3). Cependant, ces immigrés, concentrés dans la vallée de la Meuse, de Carignan à Givet, créent des noyaux impressionnants autour des centres industriels.

150 entreprises ardennaises emploient cette main-d'œuvre. En décembre 1958, les Musulmans sont 204 sur les 2112 employés d'Arthur Martin à Revin, 104 sur 1279 chez Porcher à Revin, 97 sur 993 chez Faure à Revin, 60 sur 1231 aux Forges de Vireux, 108 sur 1030 aux usines Pied-Selle de Fumay, 88 sur 350 chez Lorraine-Escaut à Monthermé, 118 sur 1703 dans la même entreprise de Sedan, 62 sur 330 chez Theret à Neufmanil, 45 sur 350 aux Etablissements Thomé-Cromback à Nouzonville et 57 sur 380 chez Deville à Charleville. Le document préfectoral qui résume l'état de la délinquance nord-africaine à l'intention du ministre prend soin de préciser qu'aucune usine ne serait arrêtée totalement en cas de grève, mais que Deville, Pied-Selle, Arthur Martin et Theret seraient gênées (4). Il précise que dans ces entreprises les Nord-Africains sont nombreux au service «fonderie», et que depuis le 25 août 1958 ils ont été écartés des postes importants cette même année, d'après un rapport de police, la colonie nord-africaine, qui se compose de 3 600 personnes, femmes et enfants compris, se répartit ainsi : 660 à Revin, 420 à Nouzonville, 398 à Givet, 340 à Charleville-Mézières­Mohon, 330 à Sedan, 230 à Fumay, 140 à Monthermé, 110 à Vivier-au­-Court, 100 à Aubrives, 95 à Vrigne­aux-Bois, 70 à Vireux-Molhain, 60 à Flize, 50 à Laifour, 48 à Aubrives, 45 à Fromelennes et 30 dans le reste du département (5). Une enquête de «l'Ardennais- d'avril 1961, signée de Jean Lacot, examine en détail la population immigrée de Revin, premier centre ouvrier ardennais (6). Sur les 330 hommes recensés au sein des 400 immigrés, (7) 135 travaillent chez Martin, 93 chez Faure et 80 chez Porcher, les autres soit 7% sont considérés comme chômeurs. Cette population semble assez stable. L’étude de la situation des 135 ouvriers d’Artur Martin démontre que  57 %  des ouvriers musulmans sont là depuis plus de 5 ans. 26 d’entre eux ont de 10 à 15 ans d’ancienneté et deux, médaillés du travail, de 35 à 40 ans 

Comme pour l'ensemble du territoire, l'appel de main d'oeuvre dans les Ardennes se poursuit jusqu'à la fin de la période. Les Algériens sont 3600 en mars 1959 et encore 3380 en janvier 1962(8). Dans cet ensemble se distinguent 3170 travailleurs, 10 commerçants, et seulement 40 chômeurs. Résident également 30 Marocains, dont 28 sont travailleurs et 2 commerçants, et 24 tunisiens, tous travailleurs.

Avec la multiplication des violences, les employeurs vont avoir tendance à se défaire des travailleurs algériens pour les remplacer par d'autres immigrés. Un rapport des Renseignements Généraux, daté du 4 avril 1957, signale que la direction de l'usine Thomé-Cromback de Nouzonville a depuis longtemps l'intention de se passer de la main d'oeuvre nord-africaine, qu'elle juge instable et peu productive, et qu'elle vient d'embaucher des Belges et des Italiens, «ramassés» par car dans le secteur frontalier (9).

Par ailleurs, ces ouvriers sont souvent considérés comme un personnel malléable par les employeurs, qui selon les besoins, s'en défont facilement. Le licenciement des cantonniers de Carignan, commenté dans «LArdennais» du 20 décembre 1958, illustre cette disposition des employeurs :

«Le chantier étant terminé, les ouvriers ont été licenciés. La plupart d'entre eux, des travailleurs nord-africains, étaient hébergés dans des conditions précaires au train-parc, stationné en gare de Carignan et loué par la S.N.CE à l'entreprise. Le responsable de celle-ci ayant signifié aux ouvriers de vider les lieux, ceux-ci se trouvent brusquement sans travail et sans logement dans la ville où ils n'ont aucune attache et aucune possibilité de trouver à se réemployer.» L'inspecteur du travail intervient dans cette affaire qui trouve difficilement une solution (10).

Des conditions de vie déplorables

Les noyaux de population immigrée sont généralement constitués d'individus provenant d'une même région du Maghreb. L'intégration d'un nouvel arrivant, ne parlant pas bien le français et sans formation professionnelle, en est ainsi favorisée. Une enquête publiée en avril 1961 dans «l'Ardennais» présente bien le phénomène(11). «Dans ces usines l'Algérien est automatiquement embauché comme manœuvre. Ses premiers pas dans la «carrière» sont drivés par le parent qui travaille à ses côtés, et dont la propre expérience, une plus longue pratique de la langue française, une certaine connaissance du métier rendent possible l'adaptation du nouveau venu. Ce dernier arrive de son douar natal. Handicapé par une certaine méconnaissance de la langue française, in éduqué sur le plan professionnel, parfois totalement étranger au modernisme industriel, l'Algérien devra débuter par

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