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Les Chretiens de Kabylie

La Kabylie

Introduction

Colonisation et action missionnaire, souvent conflictuelles mais indissociables, se sont conjuguées, dans le dernier tiers du xixe siècle, pour donner naissance à une communauté de Kabyles convertis au catholicisme. L'existence de ces Kabyles chrétiens a longtemps été un phénomène mal perçu sinon occulté dans un contexte passionné et houleux de révolution  algerienne et d'indépendance nationale. Ce groupe d'hommes et de femmes,certes limité, [quelques milliers tout au plus dans les années 1920] est demeuré jusqu'à ces dernières années, un groupe invisible, sans identité, innommable, perçu comme un avatar honteux d'une colonisation haïe. Du côté français, leur présence est troublante sinon déstabilisante. Leur existence s'inscrit, en effet, dans la [configuration des cas extrêmes, qui brouillent les catégories coloniales si bien établies, en rendant les frontières culturelles et symboliques] extensibles et poreuses à souhait. Du côté algerien, l'incompréhension ou la distance  condescendante envers les convertis marquent clairement une position de réserve teintée de ressentiment. Dans les deux cas, ce sont les sentiments d'indisposition et d'Inconvenance qui marquent les perceptions des uns et des autres. Les Kabyles chrétiens renvoient, aussi bien de la part des Algériens que Des Français, à des réalités de métissage ou d'hybridation difficilement Tolérables dans un univers colonial soigneusement cloisonné dans lequel tout dépassement de frontières est considéré, pour les uns, comme un acte inconsidéré sinon fou et pour les autres comme un signe de dégénérescence morale du projet colonial, et dans tous les cas comme un danger majeur. Le projet de conversion des Kabyles est à l'initiative de Charles de 'Lavigerie1, évêque de Nancy nommé à l'archevêché d'Alger en 1867. Son séjour à Rome, comme auditeur de la Rote 2 l'introduit dans les arcanes du pouvoir et de la diplomatie politique de haut niveau et renforce sa formation et son expérience politiques. Sa nomination, à Alger, lui laisse entrevoir la possibilité d'entreprendre un projet de conversion de grande ampleur; celle du continent africain tout entier. Selon lui, l'Algérie «n'est qu'une porte ouverte par la providence sur un continent barbare de deux cents millions d'âmes et que c'était là surtout qu'il fallait porter l'œuvre de l'apostolat catholique» 3. Dès sa nomination, il s'intéresse à la Kabylie qui retient toute son attention et mobilise une partie de son énergie. Sa position officielle ne lui permettant pas d'agir directement sur le terrain, il fonde la Société des Missionnaires d'Afrique, plus connue sous le nom de la Société des Pères Blancs4. Ces derniers n'étaient pourtant pas les premiers religieux à s'installer en Kabylie. En effet, les missionnaires jésuites avaient déjà investi le terrain, dès la fin des années 1840, pour y implanter quelques postes mais sans réelle action concrète sur place. Ces Jésuites étaient présents pour encadrer les garnisons militaires et les quelques dizaines de civils qui s'étaient lancés dans l'aventure coloniale en Kabylie. Lavigerie, dans son projet de christianiser la Kabylie, instrumentalisa toute l'imagerie coloniale qui alimenta abondamment le mythe kabyle de la deuxième moitié du XlXe siècle. Ce dernier accentuait particulièrement l'origine supposée européenne des Kabyles [germanique ou celte voire romaine] et un certain nombre de traits communs aux Européens qui aurait rendu leur assimilation réussie. Sa vision caricaturale de l'histoire religieuse de l'Afrique du Nord selon laquelle tous les Berbères auraient adhéré à la religion chrétienne à l'époque romaine laissait supposer, selon lui, tout un fond de traditions et de pratiques chrétiennes qui ne demandaient qu'à resurgir. Des travaux statistiques, publiés dans les années 1860 et qui firent longtemps autorité, viennent renforcer cette thèse5. On estimait que l'Algérie comptait 1200 000 Berbères arabophones, 1000 000 de Berbères berbérophones et 500000 Arabes. Les Berbères étant le nombre et les Arabes la minorité. Longtemps, la Kabylie a porté ses espoirs les plus grands car il s'agissait de montrer à la France, que «ces anciens chrétiens» montraient les dispositions les plus favorables à un retour au christianisme. La Kabylie a été considérée comme la région d'expérimentation prototypique de l'apostolat catholique.

 

1.Charles Lavigerie [1825-1895], archevêque d'Alger et de Carthage, cardinal de l'Eglise romaine et conseiller du pape Léon XIII. Fondateur de la Congrégation des Missionnaires d'Afrique, il est l'initiateur d'une campagne anti-esclavagiste menée dans les pays du Sahel puis en Afrique centrale.

2.Tribunal ecclésiastique siégeant à Rome. Il y fut nommé par Napoléon III.

3.Cité par le Père Cussac dans Un géant de l'apostolat, le cardinal Lavigerie, Librairie Missionnaire, 1940, Paris, page 29.

4.Nom attribué pour désigner la couleur blanche de l'uniforme des missionnaires.

5.A.Warnier, L'Algérie devant l'empereur, Challamel-Aîné, 1865.

 

 


Et les conversions ont commencé quelques années à peine après la fondation du premier poste missionnaire à Taguemount Azouz en 1873 pour se poursuivre jusqu'en 1920. À partir de cette date, les familles chrétiennes sont solidement constituées, stabilisées et très peu de conversions nouvelles d'adultes se célèbrent. Ce groupe de Kabyles chrétiens est marqué, dans sa temporalité, par un processus migratoire précoce.  Dès les années 1920, et pour certaines au cours de la décennie précédente, les familles émigrent, dans un premier temps à Alger et dans les grandes villes algériennes puis en Tunisie; et dans un second temps [années 1950-1960] vers la France. Il semblerait que, dès les premières conversions, cette émigration ait été inévitable. Instruits, diplômés, encadrés par les missionnaires, les Kabyles chrétiens ont très tôt formé une élite sociale et professionnelle1. Une ascension sociale spectaculaire dans un cadre aussi pauvre et rural que celui de la société kabyle, mais également une déconnexion tout aussi rapide avec le milieu d'origine. La conversion ayant été probablement le facteur déterminant à leur émergence dans la société kabyle [car la réussite a été facilitée par un cadre scolaire missionnaire performant] mais également facteur d'exil et de déracinement. Jean Amrouche, le Kabyle chrétien le plus célèbre sans doute, a remarquablement montré la douleur de cet exil et le malaise identitaire ressenti surtout par les deux premières générations 2. La communauté kabyle chrétienne, dispersée - dans sa très grande majorité de nos jours - en France, est certes un épiphénomène de l'histoire coloniale. Mais l'occultation qui l'a accompagnée et le silence pesant qui l'ont entourée ont contribué à alimenter des représentations fantasmagoriques sur l'histoire de la Kabylie, de part et d'autre de la Méditerranée. Surévaluée ou «oubliée», la réalité historique des chrétiens de Kabylie navigue dans une interface opaque qui jouxte deux mondes : d'une part, celui des colons, des missionnaires et de la France, d'autre part, celui d'une Algérie colonisée, complexe et mal connue. La conversion au christianisme puis la naturalisation française a rendu leur statut encore plus incertain 3 et les a stigmatisés dans des représentations souvent infamantes. L'identité des Kabyles chrétiens se refuse à toute catégorisation tranchée car à l'exception de quelques convertis qui ont opté de façon franche pour un mode de vie radicalement opposé à celui de leur milieu d'origine, l'écrasante majorité est attachée à sa région d'origine et à tout le code culturel qui la soutient. Les adhérences sont très fortes et l'exil est ressenti, souvent, comme un drame personnel et existentiel. Chrétiens mais profondément attachés à leur identité kabyle, leurs descendants continuent, aujourd'hui, à chercher leurs racines. L'objectif de cet ouvrage est de reconstituer les étapes historiques et les modalités sociologiques qui ont permis la constitution de cette communauté. Croisant les éléments apportés par les archives missionnaires de la société des Pères Blancs, les archives de l'archevêché d'Alger et les témoignages [et récits de vie] des descendants des convertis, il tente de comprendre la [ou les] réalité[s] identitaire[s] de ce christianisme kabyle. Dans les entretiens, c'est la deuxième génération de convertis qui est ciblée [1910-1920] et parfois encore en vie; celle qui a vécu en Kabylie et qui a connu les premiers départs vers les grandes villes tunisiennes et algériennes puis l'exil vers la France. Il donne la parole à 10 familles kabyles chrétiennes, témoins et produits d'une société traditionnelle violentée par la colonisation. Etres hybrides, souvent représentatifs d'une certaine réussite sociale et professionnelle mais condamnés à un «suicide social» en Algérie, les Kabyles chrétiens ont été, un moment donné, considérés par les missionnaires comme le noyau d'espoir d'une élite indigène francophile acquise aux valeurs de l'assimilation et qui auraient sans doute contribué, dans l'Algérie indépendante, à une identité nationale plurielle. Fruit au goût amer d'une conjonction historique [colonisation et évangélisation] Jean Amrouche en parlant de lui disait: «Je suis un hybride culturel. Les hybrides culturels sont des monstres. Des monstres très intéressants mais des monstres sans avenir. [...] Pourquoi? Parce que l'avenir va se faire à partir d'un passé qui va être ressaisi, récupéré et que nous ne savons pas ce que donnera la projection de ce passé dans l'avenir»4. Tout au long de ce travail, nous analyserons les rapports très étroits qui existent entre le mythe kabyle et le christianisme en Kabylie. Il s'agit, bien entendu d'aborder le christianisme contemporain; celui qui a été exporté avec la colonisation et projeté en région berbère. Le christianisme antique de l'Afrique du Nord n'a rien à voir avec celui que nous

 

1 .Sollicités par ailleurs, pour certains et plus tard, comme cadres du pouvoir par l'Algérie indépendante.

2 .Jean Amrouche, L'éternel jughurta et Notes pour états d'âme du colonisé, in L'Arche, février 1946.

3 .Dans un rapport de police qui relatait les activités d'un groupe indépendantiste, on avait créé une catégorie informelle intitulée musulmans chrétiens pour désigner les Kabyles convertis ou issus de familles converties.

4 .Jean Amrouche, L'éternel Jughurta, page 134.


aborderons ici. Et il n'y a aucune relation entre les conversions déclarées de la fin du XIXe siècle suite à l'action missionnaire et celles du IIe et IIIe siècle après Jésus-Christ, consécutives à la romanisation et la christianisation. Par contre, ce christianisme missionnaire développe des adhérences très étroites avec l'idéologie du mythe kabyle. Il en est à la fois le produit et, réciproquement, il a contribué à l'alimenter. Il est important de souligner cette étroite corrélation, car elle est à l'origine des représentations les plus délirantes et les plus déréglées sur les convertis et sur l'histoire de la Kabylie, en général. On ne peut pas comprendre cette histoire des conversions sans prendre en considération la trame sous-jacente du mythe que les missionnaires se sont appropriés pour en faire la grille de lecture et d'analyse de la société kabyle.

 

Introduction aux sources et aux études missionnaires.

Approche méthodologique des conversions en pays

musulman à l'époque coloniale

 

Entreprendre une histoire sociale de la conversion dans un contexte colonial, c'est également affronter les catégorisations, les non-dits, les identités mal ou indéfinies et/ou mal vécues et les stigmatisations. Comme nous l'avons déjà dit, les chrétiens de Kabylie ont été relégués dans le silence ou dans le registre de l'épiphénomène historique. Pas une seule fois, ils n'ont fait l'objet d'un travail de recherche dans un champ disciplinaire constitué. Leur faible importance démographique a souvent servi d'argument pour justifier ce non-intérêt. Pourtant, à y regarder de plus près, l'étude de la conversion en milieu berbère soulève tous les fantasmes et les nœuds névrotiques d'une histoire coloniale. Les rapports à une société, à une région, à une histoire du Maghreb en ressortent exacerbés, altérés dans des projections d'assimilation, de domination et de soumission.Dans un idéal colonial et chrétien, partagé par quelques-uns seulement, la Kabylie devient le pendant fantasmé d'une France sublimée. Les Kabyles chrétiens apparaissent, ainsi, comme les assimilés idéaux. Idéaux par la conversion, la naturalisation et l'accès à la culture française passée par le filtre de l'évangélisation. Des Français idéaux, en quelque sorte, mais que leur indigénat protège des bouleversements que la société française a eu à connaître dans ce dernier tiers du XIXe siècle. Le Kabyle, bon chrétien comme il y aurait eu le bon sauvage authentique au XVIIle siècle. Un bon chrétien qu'il faut préserver de toutes les attitudes impies, mécréantes voire athées que la Troisième République charrie avec elle. C'est tout un imaginaire de l'évangélisation mais également de la colonisation épuré de toutes les altérations supposées que cette fin de siècle impose. Une fin de siècle ressentie comme une période de rupture des équilibres traditionnels où les repères proposés par l'Eglise catholique se diluent ou sont entièrement remis en cause1. Celle-ci étant accusée d'être en complet décalage avec les mutations sociales et politiques nées de l'industrialisation et du développement du mouvement républicain, mais surtout d'être mise au ban des pensées comme le scientisme, l'évolutionnisme, le marxisme qui révolutio- nnent les approches théoriques du monde. En tant que région berbère, avec tous les particularismes culturels et linguistiques qui s'y rattachent, la Kabylie a eu à subir les assauts d'une politique fantasmée d'assimilation avec pour unique argumentaire l'arsenal du mythe berbère. Un outillage idéologique élaboré de bric et de broc ou les connaissances scientifiques côtoient les éléments les plus irrationnels et où les idéaux généreux fusionnent avec les approches les plus racistes. Si aberrant qu'il soit, le mythe berbère a connu des applications directes en Kabvlie avec des réussites plus ou moins heureuses. Les missionnaires ne sont pas les seuls dépositaires de ce prêt à penser; tout l'esprit colonial en est imprégné. Si les autorités coloniales militaires et administratives, par pragmatisme politique, ont souvent adopté une position de réserve, les congrégations religieuses ont intégré le principe d'une évangélisation, sur une vaste échelle, en milieu berbère. On touche là à l'idée largement suggérée ou sous-entendue que les Berbères, convertis, il y a de cela des siècles, à l'islam par la force ou l'intérêt, n'opposeraient qu'une faible résistance à une autre conversion. Dans le discours missionnaire, la Kabylie est abordée comme un univers d'islamisés et non de musulmans et toute la différence et l'intérêt sont là. Et même si, militaires, administrateurs civils et missionnaires constatent des attitudes de ferveur religieuse voire de fanatisme et de sectarisme, on les mettra souvent sur le compte de l'ignorance et de l'archaïsme de la société kabyle.

 

1.D'ailleurs, dans ce contexte de mutations, Lavigerie publie trois textes dans lesquels il développe son point de vue sur les questions du matérialisme en 1876, de l'athéisme contemporain en 1877 et du socialisme athée en 1879 suite à la deuxième encyclique de Léon XIII.


Cette approche évangélisatrice et colonisatrice aura des conséquences à long terme sur l'histoire religieuse et politique de la Kabylie. Elle pèsera de tout son poids [notamment pour la période de la lutte indépendantiste et post-indépendante de l'Algérie] comme une source insidieuse de méfiance sur les Kabyles qui auront à justifier de leur islamité et de leur résistance à l'action missionnaire. Alors que celle-ci n'a concerné qu'une poignée d'entre eux. Quant aux Kabyles qui se sont convertis, ils n'ont plus qu'à assumer. Taos Amrouche, fille d'une convertie l'exprime simplement : «Et yemma [il s'agit de sa mère, Fadhma Amrouche] ne répondait pas. Pouvait-elle déclarer que tout suivrait inexorablement son cours? Que le christianisme nous avait arrachés à notre terre pour nous jeter dans l'aventure? Pouvait-elle avouer à l'aïeule qu'à tout prendre, mieux valait souffrir de la solitude en exil, que se sentir exilé dans son propre pays? Endurer l'incompréhension des étrangers passe, mais endurer celle de ses frères, quoi de plus cruel ?1» La pratique du silence et de l'autocensure des convertis eux-mêmes est suffisamment explicite du sentiment de l'embarras et de l'incommodité de leur histoire.  Pourtant, la conversion en pays musulman n'est pas quelque chose d'exceptionnel. Elle se constate d'ailleurs dans les deux sens: Chrétien / musulman et musulman/chrétien; même si ce deuxième cas de figure est beaucoup moins fréquent. L'espace méditerranéen est un espace particulièrement privilégié d'études et d'analyse des identités religieuses et culturelles tant les frontières ont été changeantes et les critères d'appartenance, à tel ou tel groupe, ont été fluctuants. Depuis le début de son histoire, la religion musulmane a montré de grandes capacités à intégrer de nouveaux venus issus de conversions diverses. Contrairement au judaïsme et au christianisme, les conditions d'adhésion à l'islam sont simples et accessibles et les cas de conversion sont nombreux; du Moyen Âge à la période contemporaine. Ce phénomène fréquent a suscité de nombreux travaux 2 et l'émergence de grandes personnalités retenues par l'histoire 3. L'empire ottoman, d'Istanbul à la Régence d'Alger, a tiré par ailleurs un grand profit des conversions à l'Islam. Qu'ils soient commerçants, voyageurs, captifs, forçats évadés, les renégats arrivent avec des compétences techniques, intellectuelles, militaires réinjectées dans la société ottomane. Et celle-ci offre parfois pour certains d'entre eux, et en échange de leurs services, des fonctions importantes dans l'armée ou l'administration 4. Mais il est également vrai que les cas de conversion à une autre religion que l'islam sont rarissimes et expliquent l'absence d'intérêt ou l'indifférence totale aux quelques milliers de cas de conversion au christianisme qui ont parcouru le Maghreb, notamment à la période coloniale 5. Les conversions de l'islam au christianisme, qui ont retenu l'attention des chercheurs sont surtout celles extraites de l'exemple indonésien où deux à trois millions d'indonésiens ont adhéré au christianisme entre 1965 et 1970. Ce phénomène de grande ampleur qui a eu lieu dans un contexte politique de guerre froide et suite au grand massacre de plusieurs dizaines de milliers de communistes à la fin de l'année 1965 méritait d'être étudié et analysé; par sa temporalité très contemporaine et par ses spécificités politiques. L'exemple pakistanais, moins dramatique mais cependant réellement problématique, posait également, aux chercheurs, la question de la minorité confessionnelle et de la gestion de la pluralité religieuse dans un pays musulman et fondamentaliste. Finalement les exemples des quelques milliers de conversions présents dans d'autres régions du monde musulman apparaissent insignifiants et sans importance. Alors pourquoi cet impensé si lourd lorsqu'il

 

1 . Marguerite Taos Amrouche, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960, page 31.

2 .Audisio G., 1996, Bennassar B. et L., 1989, Demonceaux P., 1983, Veinstein G., 1996.

3 .On pense aux conversions spectaculaires du pasteur Adam Neuser, originaire de Heidelberg au XVIe siècle et du prêtre espagnol Turmeda au XIVe siècle, à celles du vénitien Hassan Pacha dans la Régence d'Alger, d'Isabelle Eberhart...

4 .Bennassar B. et L., Les Chrétiens d'Allah. L'histoire extraordinaire des renégats, XVIe-XVIIe siècles, Perrin, Paris, 1989.

5 .Néanmoins, quelques ouvrages sur la question existent: J.M. Gaudeul, Appelés par le Christ, ils viennent de l'Islam, Editions du Cerf, 1991, Paris, Muhammad Rasjidi, «The role of christian mission; the indonesian experience» in International Review of mission, n° 26, 1976, A.T Willis Jr, Indonesian Revival, Why two million came to the Christ, Carey Library, Pasadena, Etats-Unis, 1977, Aldeeb Abu-Sahlieh, «Liberté religieuse et apostasie dans l'islam», in Praxis juridique et religion, 1986.

 

 

 

 


s'agit d'aborder l'histoire des conversions en Kabylie? Et pourquoi ces outrances d'interprétation qui oscillent entre la négation radicale de la conversion et les chiffres délirants du nombre de convertis ? L'interaction entre christianisme et colonisation est, sans aucun doute, à la source de ces malentendus et de ces incompréhensions. Comment percevoir les convertis? Doublement colonisés par la christianisation et donc doublement stigmatisés en devenant la marge de la marge? Ou alors optant pour la conversion, ils se rangent du côté des dominants et par là même font preuve d'infidélité? Franchir les frontières, accélérer un processus d'intégration voire d'assimilation à un modèle dominant [en l'occurrence, le modèle français et colonial] mais ce même processus les fait entrer dans un autre constitué d'exclusion et de stigmatisation. De la même façon, comment présenter et comprendre toutes les stratégies qui accompagnent la conversion? L'intérêt matériel, les compromis, les transactions, les accommodements, les vraies fausses adhésions au christianisme ? De quelle façon, la conversion a-t-elle déplacé la frontière culturelle et identitaire des Kabyles chrétiens? Dans quel autre univers les a-t-elle plongés? On pourrait supposer que cet acte les a privés de leurs liens familiaux et sociaux et de leur identité traditionnelle mais la réalité renvoie à autre chose. Car les convertis demeurent insérés dans un maillage familial et social très serré; un maillage d'adhérences puissantes constituées par les alliances matrimoniales, les solidarités lignagères et le sentiment d'appartenance à la tribu qui forment l'identité de l'individu et cela, malgré l'abandon de la foi d'origine.  Mais la conversion associée par la suite à la naturalisation suppose un double reniement: celle de la religion d'origine et celle de son appartenance nationale1 Ce double reniement fait qu'un seul terme désigne le converti et le naturalisé : m'tourni2 même si les deux états ne sont d'ailleurs pas toujours conjugués3. Ce terme, au sens péjoratif très fort, ne laisse aucune ambiguïté quant à la qualification de ceux qui ont adopté l'un ou l'autre état et a fortiori de ceux qui conjuguent les deux. Ce terme qui équivaut à celui de renégat est assimilé implicitement à celui de traître. Revendiquer, dans ce cas, un positionnement de neutralité et d'anonymat relève d'une acrobatie de haute voltige. Au cœur de l'indignité qui les frappe, les convertis tentent, quand ils le peuvent, d'être conformes au message évangélique colonial qui fait d'eux des passeurs de frontières et des messagers universels. Leur stigmate devient alors un emblème. Ou alors, plus rarement, ils tentent de reconnaître qu'ils sont le produit d'une manipulation idéologique liée à un contexte colonial spécifique. Dans la majorité des cas, ils se taisent et se replient dans un silence désenchanté. Leur stigmatisation se durcit lorsque les réalités historiques les malmènent par des représentations dévalorisantes liées aux conditions de leur conversion [la misère, la maladie, l'éclatement de la société kabyle après 1871...] et surtout à la guerre d'Algérie. Celle-ci, et les engagements qu'elle suppose, cristallise toutes les ambiguïtés et les indéterminations projetées sur les convertis. A l'exception de quelques uns qui se sont ouvertement déclarés pour le combat indépendantiste, la grande majorité d'entre eux a adopté une position de réserve et de prudence. L'année 1954 fait éclater le modus vivendi dans lequel ils avaient trouvé, à peu près, des formes d'accommodement et un certain anonymat dans les villes où ils étaient installés; car elle exigeait d'eux, et encore plus que pour les autres, des prises de position sans appel. Car comment peut-on continuer à s'affirmer Algérien lorsqu'on est chrétien et naturalisé français? La guerre d'Algérie révèle tous les paradoxes et toutes les incompatibilités liés à un statut condamné et blâmé. L'histoire de l'action missionnaire en Kabylie et celle de la conversion au catholicisme ne peuvent être abordées sans ces éclairages multiples. Elles renvoient à de nombreux paramètres qui, conjugués à l'analyse historique, proposent une interprétation dense et complexe de ces faits. Car les représentations idéologisées, et  passionnelles, les projections fantasmées et l'absence de distance critique stigmatisent cette histoire en la rendant insensée et inaccessible. La documentation de cette histoire de conversion est riche du côté missionnaire. Les informations sont nombreuses, les archives abondantes4 et l'écrit est dominant. Du côté des convertis, la parole est rare est l'écrit quasiinexistant, l'information est ainsi fragmentaire et partielle.

 

1 .Même si ce terme utilisé en situation de domination coloniale n'est pas vraiment pertinent. On l'entend comme l'attachement à l'identité et l'histoire d'un territoire.

2 .Arabisation du verbe tourner; littéralement, «celui qui a tourné».

3 .Si on constate que dans la très grande majorité des cas, la conversion s'accompagne de la naturalisation, des milliers de naturalisés ne sont pas forcément des convertis.

4 . Le témoignage le plus explicite et le plus intime est celui de Fadhma Amrouche, Histoire de ma vie, Maspero, 1968.

 


Pour ceux qui  connaissent l'Algérie et qui y ont vécu, chacun peut prétendre avoir connu un converti, parfois sa famille, plus rarement son histoire. Cette discrétion se retrouve dans les entretiens où la parole est parfois hésitante, les souvenirs rarement valorisés. Le ton qui y domine est souvent modéré, parfois politiquement correct, notamment chez les hommes. La distance chronologique prend le pas sur l'émotion et les souvenirs bruts. La parole est souvent pesée, les sentiments estompés voire gommés. Dans les entretiens menés avec des femmes, la tonalité est quelque peu différente; l'univers qu'elles retracent est plus prosaïque, les difficultés visibles et l'émotion est souvent présente. Lorsque les couples ont été interviewés séparément, les propos que j'ai eu à recueillir, s'ils se regroupent sur des thématiques communes [le mariage, les naissances, les départs, certaines difficultés] s'opposent sur les détails, les anecdotes et les souvenirs. Ces sources orales ont posé des difficultés méthodologiques redoutables. Entre laisser la parole libre, sans questions codifiées et mener un entretien avec un questionnaire directif, les résultats se sont révélées souvent peu gratifiants. Dans la majeure partie des entretiens, apparaît l'extrême difficulté d'aborder la conversion proprement dite. Car l'aborder directement est trop souvent ressenti comme une agression voire un jugement. Ne pas l'évoquer autorise souvent les interviewés à la court-circuiter dans leur discours. Entre la banalisation de la conversion  évoquée rapidement au détour d'un récit et l'occultation de celle-ci, les non-dits deviennent la logique récurrente de la trame narrative. L'introversion des convertis et de leurs descendants directs accentue la stigmatisation de leur statut et de leur histoire. Nous verrons à quel point les modalités si particulières de la conversion des premiers Kabyles chrétiens pèsent lourdement sur leur mémoire et orientent leur silence. Alors chercher dans la parole et dans le témoignage ce qui relève de la réalité historique devient une démarche malaisée, délicate et souvent ingrate; une intrusion dans un univers soigneusement préservé et calfeutré où les mots recouvrent souvent autre chose. Les archives missionnaires ne présentent pas cette difficulté. Concentrées à Rome, à la maison généralice des Missionnaires d'Afrique et à l'archevêché d'Alger, elles sont importantes par la période chronologique qu'elles couvrent et pour toutes les régions d'Algérie qu'elles décrivent. Les archives présentées qui vont suivre sont celles qui ont été consultées dans leur totalité et qui ont permis l'élaboration de ce travail. Les registres de catholicité ou liber status animarum sont l'équivalent d'un registre paroissial. Ce sont des registres composés de fiches familiales où sont mentionnés les noms des conjoints, des parents respectifs, les dates et lieux de naissance1, les dates de baptême et de confirmation, les modes de Mariage2, le nombre d'enfants avec les détails concernant leur scolarité, leur formation ou leurs alliances matrimoniales. D'autres remarques plus générales se rajoutent aux indications strictement démographiques. Les missionnaires notaient toutes les informations, quand elles leur étaient  accessibles, concernant l'histoire de la famille : les déména- gements, les changements de profession du père, les mariages et les décès de parents ou d'enfants avec souvent la mention des causes de la mort. Ces registres dont la tenue et l'intérêt diffèrent d'une paroisse à une autre3 tiennent également la liste des aspirants catéchumènes, des baptêmes célébrés et des noms des familles converties au christianisme. C'est donc une matière de travail d'une rare importance et d'une richesse anthropologique exceptionnelle qui permet à l'observateur de saisir dans toute sa complexité le phénomène de la conversion en terre musulmane. Les registres de baptêmes sont le complément obligatoire mais surtout officiel des registres de catholicité; ils devaient être tenus très soigneu- sement de façon à pouvoir être présentés à l'autorité diocésaine quand elle en faisait la demande4. Les registres de baptêmes in articulo mortis sont les catalogues de baptêmes d'enfants ou d'adultes à l'article de la mort. Ils enregistrent l'âge des malades, les causes de leur décès, leur nom de baptême et leur nom de naissance et parfois les lieux de résidence et les tribus dont ils sont originaires. Ces registres proposent un tableau saisissant de l'état sanitaire et médical de la population kabyle et une lecture socio-démographique d'une période qui s'étend de [1873 à 1945.]

 

1 .Les lieux de naissance sont très souvent indiqués contrairement aux dates de naissance ciel prErniess convertis qui n'apparaissent qu'épisodiquement sauf pour les enfants de convertis.

2 .Apparaissent souvent les mentions de mariage légitime, c'est-à-dire catholique devant le prêtre et illégitime ou dans l'infidélité ou encore en concubinage pour désigner les unions étzèiies sur le mode traditionnel musulman.

3 .Ainsi les registres de catholicité de la paroisse des Ouadhias dite «Notre-dame des Sept Douleurs» sont plus riches en informations et plus réguliers dans le temps que ceux tenus dans les paroisses des Ath-Yenni ou des Aït-Menguellet.

4 .L'ensemble des actes de baptême est aujourd'hui conservé à l'archevêché d'Alger.


Le chercheur ne peut qu'être dérouté devant l'importance quantitative de ces baptêmes. Car il s'agit de milliers d'actes concernant des individus musulmans issus de familles non converties. Il s'agit donc d'interpréter les sens de cette pratique aussi bien du côté desb missionnaires que du côté des familles kabyles. Les diaires sont les rapports quotidiens obligatoirement rédigés par les missionnaires rendant compte, au jour le jour, de leurs activités et des occupations de la mission. Ces rapports fourmillent de détails, d'anecdotes et d'éléments d'informations à la fois sur la vie des missionnaires mais surtout sur l'univers des individus et des familles qui gravitent autour de la mission. C'est le compte-rendu du détail le plus anodin [les tuiles du toit de la chapelle sont tombées dans la nuit suite à un violent orage] à l'incident plus dramatique [une épidémie de typhus] qui redonne à la réalité sociale et historique sa sensibilité et son intensité. Nous avons là tout un monde à reconstituer, avec ses spécificités, son quotidien, ses querelles et ses difficultés. Au-delà du regard posé et des jugements prononcés par les religieux, c'est la réalité sociale et économique de la Kabylie de l'extrême fin du XIXe siècle et du siècle naissant qui se révèle à nous dans toute sa complexité et sa densité. Nous pouvons retrouver ainsi, dans ces diaires, des pans entiers de l'existence de certains individus ou de familles qui permettent d'évoquer des réalités historiques et sociales très concrètes. Les cahiers de visites et les cahiers de conseils sont rédigés par les supérieurs hiérarchiques en visite d'inspection dans les postes missionnaires. Ces documents nous permettent de saisir la vision et les enjeux de l'action missionnaire par la hiérarchie de la congrégation. Ces cahiers rappellent très fréquemment les instructions de Lavigerie et soulignent systématiquement les manquements à la règle de la communauté, les dysfonctionnements, les problèmes de comptabilité. Les supérieurs encouragent ou admonestent, verbalisent, en quelque sorte, par le biais du cahier toutes les défaillances à la discipline missionnaire. L'activité des Pères Blancs demeure étroitement surveillée par une hiérarchie très soucieuse de la stricte observance des règles de la congrégation. Les visites d'inspection, très régulières, étaient à l'affût des moindres dysfonctionnements ais surtout permettaient de vérifier si les instructions de Lavigerie étaient respectées. Le cahier de visite est un véritable procès-verbal tenu par le supérieur. La lecture de ces cahiers permet de mesurer un écart qui ne cessera de se creuser entre les missionnaires confrontés à un terrain difficile et âpre et une hiérarchie qui ne cesse de les pousser à des résultats en matière de scolarisation et d'évangélisation1. Les chroniques trimestrielles [de 1878 à 1903] suivies des rapports annuels tenus par le supérieur de la mission, [et à partir des diaires] résument les activités année après année des missionnaires et poste par poste. Ils permettent de sortir des détails parfois fastidieux des diaires et proposent une approche plus synthétique des actions de mission. Elles sont complétées par les chroniques des Pères Blancs [sources imprimées]qui regroupent les lettres, diaires et rapports sur l'histoire de l'Eglise d'Algérie et des régions dans lesquelles ils se sont installés. Les archives de l'Archevêché d'Alger sont également riches en documentation Les certificats de baptême, de mariage et de sépulture y sont déposés et diverses correspondances sont accessibles. Ils permettent d'élaborer une étude quantitative sérieuse et fiable de l'ensemble des convertis en Kabylie et de proposer une analyse statistique synthétique. Cette matière archivistique et documentaire brute est complétée par les textes doctrinaux manuscrits, dactylographiés et parfois publiés de la congrégation. Ainsi les textes et discours du cardinal Lavigerie, les documents de référence comme La conférence de Bou Nouh de 1937, les directives catéchiques du cardinal Lavigerie à ses missionnaires d'Afrique, ou Le catéchisme édité en 1905. Le décalage èst donc, ainsi, considérable entre la parole missionnaire et celle des convertis. D'un côté, une documentation classée, organisée, accessible au grand public où les éléments les plus divers sont archivés. Car la Congrégation des Missionnaires d'Afrique joue, depuis de nombreuses années, la carte de la transparence, en informatisant toutes ses données documentaires et archivistiques. De l'autre côté, la rareté et la circonspection de la parole des convertis et de leurs descendants dont la documentation se réduit à quelques effets personnels [photos, papiers d'identité et quelques actes administratifs]. Les récits de vie, écoutés, transcrits, soumis à une analyse rigoureuse sont les seules matrices dont nous disposons. Et elles sont fragiles car soumises à l'altération du temps et aux sérieux verrous d'une mémoire qui s'interdit l'explicitation de certains souvenirs. Ce gigantesque écart pose de réelles difficultés méthodologiques dans la mesure où la documentation

 

1.Bien que le grand rêve de Lavigerie de voir toute la Kabylie retrouver la religion de ses ancêtres s'atténue progressivement jusqu'à ne plus faire partie des discours et des actions missionnaires à partir de la fin des années 1930.


missionnaire est fixée à jamais et dominante; sa densité et sa richesse en font presque naturellement une alliée sûre et une source de renseignements dont l'authenticité ne permettrait, a priori, aucun doute. Mais pourtant, elle n'offre qu'un aspect de la réalité et elle n'est que le produit d'une pensée et d'un regard orientés. Les missionnaires ont produit leurs propres archives. Leur transcription de la réalité sociale, leur écriture, le vocabulaire utilisé ont certainement une charge plus forte à l'écrit mais ils ne doivent pas masquer leur partialité. L'analyse de leurs archives ne doit pas faire oublier le caractère exogène des religieux en région berbère. La perception qu'ils avaient de la misère, de la parenté kabyle, de l'islam est sujette à caution et doit être soumise au filtre de l'analyse. Les missionnaires sont également victimes de la pensée unique colonialiste et évangélisatrice et la fiabilité de leurs informations est à remettre en question. L'interaction entre les deux sources d'informations n'est donc pas toujours possible et elle présente surtout un déséquilibre dont il faudra tenir compte dans la lecture de cet ouvrage. Entre la parole du converti, fluctuante et hésitante et celle du missionnaire, nous nous glissons dans des mémoires dont les chemins sinueux 1 nous mènent à la fois au coeur de l'histoire de l'apostolat catholique colonial et au cœur de l'histoire sociale des conversions. Entreprendre l'étude des conversions au christianisme dans l'Algérie coloniale, c'est avant tout écrire l'histoire d'hommes et de femmes silencieux ou qui n'offrent, à l'historien, que quelques bribes de leur existence. Outre le silence de ces acteurs, les représentations dominantes de minorité honteuse qui les ont marqués ont perverti l'approche scientifique. Leur faible nombre et leur dispersion les ont définitivement éloignés des champs disciplinaires et des intérêts scientifiques. La réticence des chercheurs, devant un tel objet de travail, est souvent justifiée par son caractère sensible, délicat ou passionnel. La projection des peurs, des tabous voire des fantasmes2 a limité les possibilités d'approche rigoureuse. La force de l'idéologie arabo-musulmane de l'Etat algérien a censuré les esprits les plus curieux. Pire, elle a fait en sorte que les individus s'autocensurent en veillant à ne pas évoquer des thématiques politiquement incorrectes. La conversion au christianisme, dans l'Algérie, est considérée arrime une mésaventure malheureuse, une scorie de l'histoire coloniale qu'il faut absolument oublier. La curiosité ainsi refoulée, et l'objet de travail verrouillé, les convertis sont parqués aux marges d'une histoire nationale réécrite. Une soumission révérencieuse s'établit occultant tout ce qui peut lézarder une identité nationale reconstruite contre la France et sa trop longue présence. Individus hors normes, encombrants par leurs adhérences trop visibles aux pratiques d'assimilation coloniale, on veut les oublier. Sommés au silence par un Etat monolithique, peu attractifs pour les chercheurs, ils s'éteignent progressivement de la mémoire collective. Ainsi disparaissent des pans entiers de la réalité historique au profit d'une réécriture lisse et sans histoires. Dans ce silence têtu et dans ces formes d'indifférence élaborée, le verrouillage se répercute jusque dans le champ scientifique. Celui-ci a intégré la politisation et la sensibilité du terrain berbère dont la scientificité demeure illégitime. Car longtemps, la référence berbère a été considérée comme une manipulation, sinon une invention de la colonisation relayée, par la suite, par des nostalgiques de la France coloniale3. La référence exclusive de la civilisation arabo-musulmane, dans le discours algérien post-indépendant, a stigmatisé, pendant de longues années, ceux qui travaillaient sur le champ berbère en les accusant de francophilie et d'antinationalisme. Cette méfiance, ces soupçons et le poids idéologique du discours nationaliste ont donné aux études berbères des relents sulfureux, quasi-hérétiques, dans une Algérie post-indépendante brandissant une identité fondée exclusivement sur l'arabité et l'islamité. La berbérité des convertis a certainement participé au musellement de leur histoire dans l'histoire nationale officielle. Doublement condamnés par leur berbérité et leur catholicité, ils deviennent, pour l'idéologie d'Etat, la preuve manifeste de la justesse de ses accusations.

 

1 .Henri Derroite et Claude Soetens, La mémoire missionnaire. Les chemins sinueux de l'inculturation, Editions Lumen Vitae, collection Théologies Pratiques, 1999.

2 .Que penser de certaines réflexions émanant de milieux académiques français: «nous savions que les Kabyles ont été fortement christianisés sous la colonisation, de là à y travailler...»?

3 . Ce dat est déjà lancé, dès le début de la colonisation; il sera repris par l'Algérie post-indépendante.

 

 

 

 

 


La colonisation de la Kabylie:

un terrain d'expérimentations

 

Colonisation et évangélisation en Algérie

 

La conquête de l'Algérie a attiré, dès ses débuts, l'attention et l'intérêt des milieux pontificaux. Rome s'étant toujours considérée comme l'héritière de l'Eglise d'Afrique antique, elle a très tôt affirmé des droits historiques sur l'organisation et l'autorité de la future Eglise d'Algérie. Cette légitimité historique déclarée était également un moyen politique pour détourner les effets du Concordat signé, par Napoléon Ier, et disposer d'une liberté de manoeuvre dans l'organisation et l'autorité du clergé local. Malgré les résistances et les refus du Gouvernement Général, Rome ne cesse de proposer d'envoyer des représentants de congrégations catholiques et notamment des Lazaristes. En avançant l'argument qu'ils avaient déjà été chargés, dans le passé, par Colbert et sous le règne de Louis XIV, de représenter la France à Alger1. Les propositions de Rome, considérées comme des tentatives d'ingérence par les différents gouverneurs généraux, et ses efforts redoublés pour s'imposer sur place, marqueront, jusqu'à la séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905, la politique cléricale en Algérie. Avec la création de l'évêché d'Alger en 18382 et la nomination de l'évêque Antoine-Adolphe Dupuch, [figure cléricale très controversée et adversaire acharné du général Bugeaud], une succession de congrégations religieuses défile en Algérie dans les années 18403 pour encadrer une population civile estimée livrée à elle-même et sans référents religieux. Si l'idée de convertir les musulmans demeure dans l'esprit du clergé, les conditions de la colonisation et les réalités difficiles du terrain algérien renvoient les pratiques de l'évangélisation à plus tard et ne font pas partie des priorités et des urgences du moment. Les quelques rares cas de conversions [forcées ou payées] obtenues dans l'environnement de Dupuch attirent les railleries de la population: «[...] il leur [à ses domestiques] promettait 50 francs quand ils se faisaient baptiser. Ces maures, très pratiques, empochaient l'argent, mais peu de temps après leur évangélisation, revenaient à l'islam; et leurs femmes trouvaient d'autres revenus en se faisant inscrire sur le registre des prostituées. Quand on les voyait passer dans les rues d'Alger, on s'écriait  ironiquement : voilà les converties de Monseigneur !4» Il faudra attendre la nomination de Charles de Lavigerie en 18675 pour que les projets de conversion auprès des populations musulmanes retrouvent toute leur actualité et alimentent des conflits encore plus violents avec les autorités militaires. Celui qui l'opposera au Général Mac-Mahon6 ira jusqu'à exiger l'arbitrage de Napoléon III. Plus généralement, le conflit a été constant entre les généraux responsables de la pacification et généralement anticléricaux et le clergé en place. Il se traduisait notamment par des réductions sinon des suppressions des subventions officielles accordées aux œuvres de l'archevêque suivies de recours et d'appels interminables auprès des chambres gouvernementales. La Kabylie a été, dès la pacification, un terrain d'expérimentations diverses qui ont généré une spécificité du pays: le type d'organisation militaire, le régime civil instauré en 1880, la politique scolaire plus précoce qu'ailleurs, le système juridique basé sur le droit coutumier...7 Louis Millot, dans son commentaire de la réforme sur le statut juridique de la femme kabyle publiée dans L'Afrique française et Renseignements

 

1 .Marcel Emerit, «La lutte entre les généraux et les prêtres aux débuts de l'Algérie Française», Revue Africaine, 1960.

2 .Evêché d'Alger érigé par la bulle du 9 août 1838. À l'arrivée de Dupuch, le diocèse était constitué de trois millions de musulmans, de 25 000 colons et de 60 000 soldats.

3 .Les sœurs de Saint Vincent de Paul, les Jésuites, Les Trappistes, les Ursulines, Les frères de la Doctrine chrétienne...

4 . Cité par M. Emerit, page 83.

5 .La nomination de Lavigerie coïncide avec les publications du décret impérial du 3 janvier 1867 et de la bulle pontificale du 25 juillet 1867 qui font de l'Algérie une province ecclésiastique régulière avec Alger comme métropole et Oran et Constantine comme évêchés suffragants.

6 .Marcel Emerit, «Le problème de la conversion des musulmans d'Algérie sous le Second Empile. Le conflit entre Mac-Mahon et Lavigerie», Revue Historique, 1960, page 223.

7 .À partir des trois volumes de Hanoteau et Letourneux, ouvrage qui servit de base à la itistice de paix durant toute la période coloniale. Il faut préciser que le droit coutumier kabyle, à la manière dont il a été compilé par les deux auteurs, est une reconstitution historique tel qu'il se présentait à la veille de la conquête.

 


caoioniaux de 1931, souligne que, dès sa pacification, la Kabylie a été considérée comme une région pilote dans une expérience à la fois juridique et politique. Il rajoute que c'est la région qui connaît, depuis la fin du XIXe siècle, les mutations les plus importantes : il évoque ainsi notamment la précocité de l'émigration, la scolarisation plus intensive qu'ailleurs et l'émergence d'un groupe local ouvert à la modernité et donc plus rétif à une gérontocratie traditionnelle jugée rétrograde. L'importance de ces mutations laissait donc supposer une résistance légère à d'éventuelles modifications, apportées par les autorités coloniales, de la législation traditionnelle. La Kabylie réunit également des critères objectifs qui font d'elle une région expérimentale [densité de la population, sédentarité traditionnelle, droit coutumier]. Ce qui permet, ainsi, aux yeux des administrateurs une observation rigoureuse de l'application de la réforme ou des réformes et des réactions qu'elle peut, éventuellement, susciter. En cas de réussite ou de faible résistance, des réformes de la même nature seraient envisagées pour d'autres régions d'Algérie.Parmi les multiples projets de réforme proposés, celui de l'amiral De Gueydon qui, dès sa nomination, propose de faire de la Kabylie un département spécifique sur le seul critère linguistique. Une prime spéciale, d'un montant de 300 francs par an, était également accordée aux fonctionnaires désireux d'apprendre le kabyle1. Dans tous les cas, et dès sa soumission, puis son rattachement au territoire civil en 1880, la Kabylie devient le terrain d'expérimentation de projets divers alimentés par des idées bien souvent fantaisistes. D'autant plus que contrairement aux autres régions d'Algérie, il n'y a pas suffisamment de colons sur place pour s'opposer à tous ces projets. La pauvreté agricole et l'absence d'attraction économique de la Kabylie ont peu développé les centres coloniaux dans la région. Le projet de la réforme du statut de la femme kabyle a fait l'objet d'un véritable programme et d'une réelle application sur le terrain. Selon le pur droit coutumier kabyle, la femme ne peut prétendre à aucun droit à l'héritage contrairement à l'obligation coranique de lui laisser une part d'héritage. Cependant, cette jurisprudence coutumière n'est jamais appliquée dans l'absolu et était toujours tempérée par des droits viagers ou successoraux, même très réduits. L'idée que la France et sa mission civilisatrice ont un rôle à jouer dans le développement de la condition féminine est développée par certains juristes. Ces derniers estiment que la législation française trop respectueuse du droit musulman et du droit coutumier contribue à maintenir la condition de la femme kabyle dans des archaïsmes néfastes à toute évolution. L'infériorité morale et juridique de la femme étant un élément incompatible avec une sérieuse évolution de la société notamment dans le projet d'une assimilation réussie. Il faudra attendre les deux décrets de 1930 et de 1931 rédigés par Ferdinand Duchêne pour réformer le statut juridique de la femme kabyle2. Cette réforme est relativement modeste puisqu'elle consiste à assurer quelques droits successoraux 3 mais elle devient la démonstration magistrale que la France est source de développement et de bien et que

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