Le Pont de Bereqmouch djurdjurakabylie

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Le Pont de Bereqmouch

La Kabylie

AVANT-PROPOS

 

L'ouvrage que je présente au public n'avait nullement été conçu pour lui. Mon intention première se bornait à laisser aux miens un mélange de souvenirs, de « choses vues », de témoignages relatifs à mon temps et au monde où j'ai vécu. De mon expérience, je tirais des recommandations pour composer finalement une sorte de « livre de raison » comme en laissent traditionnellement d'innombrables chefs de famille. J'avais donc amassé à cet effet un monceau de notes, de récits, de descriptions, de portraits, le tout entrelardé de réflexions et de jugements inspirés par mon aventure de Berbère Français. Je pensais que ces pages et ces bouts de papier, souvent griffonnés à la hâte, au fil de mon processus de vie, n'offriraient d'intérêt que pour mes descendants.

Je ne les aurais pas voués à un autre sort, si leur contenu n'avait pris, peu à peu, une dimension supplémentaire tant à mes yeux qu'à ceux de mes proches. Voici en effet qu'en puisant dans la mine de mes souvenirs pour les trier et les rédiger, ma destinée à pris un nouvel éclairage. Plus je parcourais cette masse de papiers noircis au fil des ans et plus ceux-ci me révélaient une part d'universalité qui allait au-delà de l'intérêt d'une simple transmission de confidences à l'usage de la famille. N'est-il pas de tous les temps le problème de l'homme que l'histoire place à cheval sur deux sociétés en lui deman­dant d'en assumer les deux visages?

il se découvrait également qu'entre mon point de départ et l'abou­tissement de ma trajectoire, s'inscrivait l'histoire de mon pays dans ses pages les plus chaudes des soixante dernières années. Période profondément perturbée par les deux guerres mondiales qui provo­quèrent le brassage des peuples et des idées, l'éveil des consciences et des appétits, la résurrection de vieux rêves et l'apparition de mythes nouveaux. Au travers de ma propre existence, en coïncidence exacte avec cette période de bouillonnement, je voyais donc resurgir tous les problèmes que posaient les rapports de dominateurs à dominés, de colonisés à colonisateurs et ceux nés par connexion du contact de deux civilisations séparées par le retard de l'une et la grande avance prise par l'autre.

A partir de cette évidence, j'envisageai donc de publier ces souve­nirs et cette chronique de mon pays et de mon temps, quitte à les élaguer de tout caractère intime ou strictement familial n'offrant aucun intérêt pour des lecteurs éventuels et quitte aussi à en modifier la présentation. Je me promettais toutefois de n'éluder dans ma nouvelle rédaction aucun des faits saillants, qu'ils fussent réjouissants ou péni­bles, de ma propre aventure psycho-sociale, celle qui m'a conduit à épanouir ma « berbéréïté » dans la « francéïté ». Grâce à quoi j'ai pu m'installer au coeur de la cité de mes éducateurs sans que je me sois « jamais trouvé mal dans ma peau » et sans que j'aie eu jamais le sentiment d'une aliénation, mais au contraire celui d'une libération enrichissante.

Au reste, si j'ai persévéré dans ce sens, c'est que je n'ai pas découvert de meilleure voie pour me donner plus d'espace et de hauteur ni un plus sûr moyen de prendre une plus grande dimension. Ce faisant, j'étais stimulé par la pensée d'ouvrir une brèche par où s'engouffre­raient mes congénères avides de conquérir leur dignité et leur place, non dans une situation de conflit permanent, mais dans un sentiment communautaire.

Quant à la fameuse identité- tabou de l'homme, je. me suis interrogé sur elle. Non seulement, je n'ai pas perdu la mienne, mais je l'ai épurée de sa gangue première et débarrassée des scories accumulées par la longue nuit kabyle des « siècles obscurs du Maghreb ».

En me francisant, je l'ai dotée d'un exposant de plus-value et je prendrai à témoin, ces hommes éminents que sont le Président Senghor et le Martiniquais Césaire : c'est en plongeant à fond dans la culture française que ces grands poètes noirs ont pu retrouver en plénitude la dignité de leur négritude et c'est en français qu'ils ont su la chanter avec un magnifique talent.

Certes, les changements intervenus dans l'histoire de mon pays natal sont une réalité, mais rien ne peut faire que ce que j'ai vécu en Kabylie, en Algérie et en France ne soit une autre réalité dans tous ses éléments : ombres et lumières. Aucune force au monde ne peut la gommer. Je me retourne donc vers cette époque - elle date d'hier - sans éprouver la moindre crainte d'être « changé en statue de sel » comme disait Albert Meinmi. Ce fut pour nous le temps où la balance du destin de notre pays hésitait à pencher définitivement dans un sens ou dans l'autre. Il nous paraissait possible de conjurer les maléfices et de faire reculer les fatalités dramatiques.

Ce temps neutre fut celui de mon combat, de mon espérance tenace, de mon choix d'avenir et de mon engagement pour la France et sa culture. Rude certes fut le chemin, face aux injustices et aux mépris, et l'on verra que je n'ai pas manqué de vider mon carquois contre leurs auteurs. Mais parallèlement, je m'efforçais de saisir la France par-delà son péché et ses fils abusifs, par-delà ses irritants cocoricos. Je l'ai finalement si bien découverte dans ses riches pro­fondeurs et sa « vérité vraie », que la simple probité m'impose de témoigner pour cette France-là.

Voici que j'arrive au bout de mon périple terrestre; la somme de ma vie de Kabyle- Français que je rapporte s'est accomplie et j'en ai dessiné les traits les plus significatifs.

Allant au fond des choses, je me suis toujours senti d'Occident et j'ai toujours pensé que ma Kabylie natale en était également malgré les décalages, les malentendus et les frustrations de l'histoire, l'ancienne lui ayant voilé son essence, et la plus récente l'ayant désorientée. Pour notre rattrapage général, nous avions à rechercher et à franchir les passages possibles qui nous délivreraient des entraves séculaires. J'ai trouvé le mien au pont de Bereq'mouch; c'était alors le seul pont pouvant nous relier au inonde qui s'ouvrait à nous et qui nous sortait de notre isolement et de notre nuit. Aujourd'hui encore où tant de bouleversements ont apparemment changé le cours des choses, cette humble passerelle reste à mes yeux le symbole le plus saisissant du bond qu'il nous fallait faire de l'autre côté, pour nous réaliser pleinement.

C'est là qu'a commencé mon cheminement dont je décris les étapes. En passant d'une rive à l'autre de la rivière a Assit Eldjema », par- delà le pont de Bereq'mouch, je me suis transformé sans me défaire ), j'ai réussi à unir deux univers en moi, et comble de chance, j'ai fait coïncider la voie de la raison avec mon chemin d'amour.

Eté 1977.

LIVRE I

L'imprégnation

 

A la source de nous-même, il n'y a pas nous- même, mais le fourmillement d'une race.

François MAURIAC : Mémoires intérieurs.

 

les paysans kabyles lorsqu'ils voulaient libérer leurs deux bras, en empêchant les pans du burnous de flotter.

Cette scène nocturne se déroulait dans un village d'Aït-Yeni, au coeur de la Grande Kabylie. On se trouvait en plein équinoxe de l'automne et le changement de saison déchaînait de véritables oura­gans. Les vents naissaient sur les cimes élevées du Djurdjura, déve­loppaient leur puissance et soufflaient furieusement du pied des monts jusqu'aux contreforts dominant la vallée du Sebaou et plus loin encore vers les rives de la Méditerranée. Ils s'engouffraient en mugis­sant dans les profondes vallées des Ouaçif, puis escaladaient les pentes des collines vers les pitons couronnés de villages autour desquels ils s'enroulaient en cyclones.

Ce soir-là, ils secouaient en hurlant les maisons basses du village d'Aït-Larba tapies sur elles-mêmes et accolées les unes aux autres, comme si elles avaient besoin de se soutenir collectivement contre les forces du ciel. De temps à autre, une poussée de vent exacerbée arrachait les tuiles romaines mal fixées sur les toits, et les faisait voltiger jusqu'à terre avec un énorme fracas.

C'est précisément à cause de ce vacarme qui couvrait tous les bruits habituels qu'Arezki avait décidé de sortir pour une expédition punitive qu'il avait conçue seul et dont il avait gardé le secret. Et c'était pour la réaliser qu'il avait si durement refoulé son épousé. Il se sentait poussé impérieusement par un mobile qu'il estimait justifié et, en tout cas, légitimé par le code social kabyle de son époque.

On en était alors à la dernière période de séchage des figues, ces fruits succulents qui, avec les olives, constituaient les seuls biens de consommation pouvant assurer la survie des montagnards kabyles. Dans leur région, les terres cultivables étaient peu étendues, de nature ingrate et de relief tourmenté. Leur rendement était si médiocre que ce petit peuple, pourtant travailleur et courageux, en avait été réduit depuis plusieurs siècles à la pauvreté. Dans chaque champ, les paysans kabyles faisaient sécher leur récolte de figues au grand soleil du jour sur de larges claies de roseaux fabriquées sur place. Quand arrivait le soir, ils superposaient les claies, dont la dernière, au sommet du tas, était protégée des intempéries par de grandes plaques de chêne- liège surmontées elles-mêmes de grosses pierres qui fixaient cette couverture rudimentaire.

En cultivateur consciencieux, Arezki, aidé de sa femme et de deux ou trois enfants, procédait chaque soir à la même opération. Il prenait soin de placer lui-même délicatement la dernière claie, tout en haut du tas, parce que c'était sur elle qu'il disposait les figues les plus fines de sa figueraie. Il possédait, en effet, deux énormes figuiers qui produi­saient une variété de figues bleuâtres, de forme ronde et d'une saveur unique. Cette espèce, peu répandue dans sa région, qu'on appelait tafenjarte avait en particulier une peau extrêmement fine qui assurait longtemps aux fruits une consistance molle; c'était le critère suprême des figues sèches de grande qualité, les surfines comme les qualifiaient les connaisseurs et les marchands qui les recherchaient. Ces figues étaient l'une des fiertés d'Arezki; elles faisaient l'objet de ses soins assidus jusqu'à leur ensilage dans les akoufis, ces jarres de pisé qui s'alignaient dans les demeures kabyles.

En ce temps-là, le vol de figues ou d'olives était taxé d'infamie; une entente générale tacite entre les propriétaires assurait le respect de leurs récoltes respectives. Il arrivait cependant que des chenapans sans honneur fissent des incursions dans les champs réputés pour la qualité de leurs figues.

Si rares que fussent ces infractions à la règle commune, Arezki restait méfiant et vigilant. Il avait monté une hutte de branchages, un siouane en langage du pays. Il l'avait habilement insérée dans une fourche élevée d'un énorme frêne et, de là, il dominait les tas de claies à surveiller. Durant toute la période de récolte, il quittait chaque soir sa maison, à peine la dernière bouchée de couscous avalée. Il descendait vers son champ situé en contrebas du village et grimpait vers son siouane Là, il s'allongeait sur un lit de fougères fraîches et s'enveloppait d'un épais burnous. Il ne manquait pas de s'armer d'un poignard, qu'il fixait à sa ceinture, et il tenait constam­ment près de lui un fusil à pierre au canon interminable qui datait de temps anciens. Ah, ce fusil, arme précieuse et rare à l'époque, comme il était sûr de son efficacité et comme il savait s'en servir pour chasser les sangliers ou, mieux encore, pour dissuader les malfaiteurs! Cet abec/ikid, comme il l'appelait en kabyle, faisait un bruit de tonnerre. Lorsqu'il en tirait un coup, il était ravi par l'écho énorme que lui renvoyait l'écran des pentes d'en face, celles des Iratene. C'était une de ses façons à lui de- remplir l'espace d'alentour de sa propre présence et, peut-être aussi, une manière de se faire redouter. (Cet antique fusil est devenu célèbre dans la famille et c'est tout juste s'il ne s'est pas créé une mythologie autour de lui, par tant de récits qui s'y rattachent. Les générations successives en ont pris un tel soin qu'il a été conservé intact, et sa glorieuse destinée lui fera franchir un jour la Méditerranée pour venir orner de son impressionnant canon le mur d'un studio d'étudiante à Paris.)

 

Cependant, il advint que, au cours d'une nuit, Arezki abandonna son poste- vigie pour un motif dont on a perdu le souvenir. Il remonta au village et n'en redescendit qu'après un long moment passé dans sa demeure. Avant de regrimper vers sa hutte- mirador, il passa près des tas de claies avec le flair d'un chien qui soupçonne une présence. La clarté suffisante d'une nuit abondamment étoilée lui permit de remar­quer tout de suite que l'un des tas avait été dérangé. Quelqu'un en avait soulevé les pierres, défait les petits cordages d'attache et mis à terre la couverture de chêne-liège. Il s'approcha et constata avec effroi que la claie supérieure, celle qui précisément était chargée de ses précieuses tajenjarte, avait été vidée. Seuls quelques fruits étaient encore collés à la claie ou épars à terre... Pendant un instant, il en fut pétrifié, puis il posa instinctivement la crosse de son long fusil à ses pieds comme si cette arme devait lui servir d'appui et de recours. Mais, hélas. il réalisa vite que, en la circonstance, cette arme s'avérait inutile contre un méfait déjà perpétré.

 

Au vrai. Arezki devait être en proie à ce déchirement particulier qu'éprouvent les paysans quand on les dépouille des fruits de leur dur travail et de leur longue patience. Mais il était un homme au coeur de bronze; il se reprit vite et chassa tout sentiment d'intérêt lié à la perte de ses figues. Son épreuve à lui s'étendait bien au-delà de cette préoccupation : elle l'atteignait dans ses fibres profondes. C'était sa fierté, sa considération, son honneur et, pour tout dire d'un mot clé, son nif kabyle que les voleurs avaient bafoué. Lui, dont on vantait la vigilance et le courage sans faille sur lesquels s'était fondée sa réputation d'homme inattaquable, voici qu'on était venu l'humilier, chez lui, dans son bien! C'était vraiment un comble!  Ah si, à cet instant, il avait eu sous les yeux les auteurs d'un tel viol, avec quelle délectation farouche les eût-il abattus! Mais, il n'y avait que le vide et le silence autour de lui; une nuit muette, désespé­rément. Alors, ne pouvant exhaler sa rage intérieure contre un visage, il s'en libéra finalement en levant son encombrant fusil et en le faisant tonner dans la direction du village. Il fit partir ce coup sans rien viser et, apparemment, sans autre effet que de faire voler des oiseaux nocturnes. Mais, dans son esprit, il s'agissait d'éveiller les habitants au sommeil léger.

 

« Ainsi, pensait-il, mes amis et mes ennemis entendront mon coup de semonce et ils apprendront, déjà avant le jour, que quelque chose de grave s'est passé clans mon champ. »

 

A moitié soulagé, niais dépité au fond de lui-même par sa cruelle surprise, il remonta à sa hutte pour recharger en poudre et en balle son arme'; puis il s'allongea, non pas pour dormir, mais pour s'appliquer à chercher mentalement les auteurs de son infortune avant d'envisager les moyens d'en tirer vengeance. Le soleil ne s'était pas encore levé qu'il avait déjà identifié, grâce au rapprochement de menus faits qu'il avait jusqu'alors négligés, les auteurs de son humiliation. Il lui res­tait seulement le choix du genre et de la forme qu'il donnerait à sa vengeance.

 

Pendant plusieurs jours le vol alimenta les chuchotements des gens du village et ceux-ci supputaient les suites de cette malaventure, maintenant connue de tous : auteurs et circonstances. Les amis d'Arezki en redoutaient les conséquences et notamment le pire : une vengeance par crime de sang pouvant engendrer une de ces inimitiés capitales qui décimèrent tant de fois, cruellement et stupidement, des familles kabyles au demeurant fort estimables. Mais allez savoir ce qui pourrait se passer avec ce diable d'Arezki qu'on qualifiait de tête forte, intelligent et rusé de surcroît, qui ne se confiait à personne.

 

A la vérité, si Arezki ignorait la peur habituelle des hommes ordinaires, il répudiait toute vocation sanguinaire; dans les jeux barbares de la vendetta kabyle, le tsaâr, il savait toujours doser et adapter la vengeance aux circonstances et à ses adversaires. Sa règle d'or en cette matière était d'infliger une sévère leçon et de recourir à des actes de dissuasion, mais en évitant les effusions de sang. Il n'y dérogera donc pas dans cette vilaine affaire du vol de ses figues.

 

La famille des voleurs, avec laquelle il n'avait eu auparavant qu'une médiocre querelle portant sur la propriété d'un frêne, était fort connue dans le village d'Aït-Larba, et même dans la tribu des Aït-Yeni, pour la confection soignée de burnous fins et ornés. Cet artisanat étant exclusivement féminin, c'était naturellement les femmes de cette famille qui les tissaient. Ouvrières habiles, elles passaient pour utiliser un secret technique gardé jalousement et pour être les seules au village à réaliser convenablement des tissages à savants motifs de couleur fort appréciés. Quant à leurs hommes, on les tenait généralement pour corrects, sauf l'un d'entre eux, un jeune excité qui avait été l'orga­nisateur du vol de figues dans le champ d'Arezki et qui avait réussi à entraîner deux de ses parents assez faibles pour le suivre. Aussi, à l'égard de ce jeune coupable, personne n'aurait rien trouvé à redire si, pour se venger, Arezki s'était borné à l'attirer seul afin de le sanctionner durement d'une manière qui soit visible, par exemple en le balafrant au visage de ses ongles acérés. Ce genre de correction apparente et humiliante était de pratique assez courante pour pouvoir être envisagée. Elle condamnait la victime soit à subir les regards sarcastiques des gens à la djemaa (le forum) si elle s'y montrait, soit, au contraire, à se calfeutrer pendant quelques jours dans sa demeure sous les rires étouffés des jeunes femmes. Dans un cas comme dans l'autre, elle perdait la face. C'était une sanction assez sévère en soi, mais elle paraissait trop commune à Arezki. Il la jugeait insuffisamment réparatrice et pas assez dissuasive pour l'avenir. Au reste, dans son orgueil, il l'estimait de trop facile exécution et indigne de la réputation qu'il s'était forgée jusqu'alors. Son imagination s'était d'ailleurs arrêtée à un projet, certes, plus dangereux, mais d'une portée plus décisive.

 

Depuis le vol, il s'était ingénié à obtenir des renseignements aussi précis que possible sur la disposition intérieure des maisons appartenant à ses nouveaux adversaires. Lorsqu'il était tout jeune, il avait fré­quenté chaque demeure du village. Mais, depuis tant d'années, des. modifications avaient pu survenir et il lui était nécessaire de compléter ses souvenirs. Ainsi finit-il par repérer avec une précision suffisante l'une des pièces où se dressaient trois métiers à tisser et auprès desquels étaient placés des couffins remplis de pelotes de laine diverses destinées aux opérations de tissage, trames ou lisses. Il savait maintenant que ces métiers étaient disposés sur trois côtés de la pièce. Chaque nuit des personnes couchaient sur des tapis dans l'espace disponible. On. pensait généralement que c'étaient des femmes âgées, mais nul ne l'en avait assuré. Femmes ou hommes, Arezki n'en avait cure. Le principal, pour lui, c'était que la pièce qui l'intéressait présentât l'avantage de donner sur une ruelle du village par un mur large et haut comportant une lucarne- fenêtre placée presque au faîte, près du toit. Pour le reste, Arezki connaissait d'évidence l'architecture inté­rieure classique des maisons kabyles anciennes. Elles se divisaient généralement en trois parties. Contre le mur extérieur, une écurie pour ânes et mulets; au centre, légèrement surélevée et séparée de l'écurie, une petite étable pour brebis et chèvres. Enfin, ces deux habitacles d'animaux domestiques étaient séparés de la partie réservée aux humains par une murette percée d'une ouverture. Au-dessus, servant de couvert à l'étable, une banquette, le doukane, qui pouvait devenir couchette.

 

Ayant bien enregistré toutes les particularités de la pièce visée, Arezki décida de son étrange expédition. C'est dans ce dessein qu'il choisit une nuit de grand vent et qu'il sortit de sa demeure, en laissant une épouse que l'angoisse allait tenir en éveil. Il imitait en cela les voleurs professionnels qui guettent la complicité de la tourmente pour noyer les bruits de leurs outils perce-murailles.

 

Arezki était sans conteste un homme honnête, fort éloigné de ces truands, mais, ironie du sort, voilà que des circonstances imprévues lui commandaient d'agir comme eux à son corps défendant. Sans avoir jamais été à leur école, et malgré sa répugnance, il lui fallait user des mêmes procédés qu'eux, bien qu'à des fins totalement diffé­rentes. Pour réaliser son plan, il devait se comporter comme les aventuriers de la nuit. Ce fut vraiment l'avatar le plus pénible de son existence.

 

Habillé comme nous l'avons décrit, chaussé de mocassins frustes, mais légers et fort bien noués à la jambe comme une cnémide de guer­rier grec, il s'arma d'un poignard, l'inséparable tajenouits glissé dans la ceinture. Puis il compléta son équipement par deux objets, à priori surprenants : d'abord, un outil qui n'était qu'un pieu de fer effilé, une espèce de barre à mines de cantonnier qui faisait partie de la panoplie des vrais voleurs sous l'appellation de thanouga; ensuite un stol, grande casserole ronde de fer-blanc, d'un usage domes­tique courant, surmontée d'une anse mobile. Enfin, dernier préparatif, il remplit d'eau ce dernier ustensile avant de refermer derrière lui la porte de sa maison. Et le voilà parti pour la mystérieuse aventure à laquelle jamais avant l'épisode du vol de figues il n'eût pensé. Malgré la nuit et le vent qui faisait tourbillonner des amas de poussière, Arezki bénéficiait d'assez de clarté pour parcourir sans à-coups le chemin le conduisant jusqu'au pied du mur à entamer. Celui-ci était bâti de pierres plates liées par un mortier d'argile où n'entrait, étant donné l'époque de sa construction, aucun atome de ciment. Face au mur dressé devant lui, jouant à l'entrepreneur de démolition, Arezki calcula la hauteur à laquelle il aurait à percer un trou d'accès vers l'intérieur. L'eau du stol lui servait à amollir la glaise et la tanouga à desceller les pierres au fur et à mesure qu'il les ébranlait. Ces gestes, interdits aux honnêtes gens, durent provoquer en lui un reflux de sang au coeur, car aucun homme ne pouvait se surprendre à les accomplir sans émotion pour la première fois de sa vie. Arezki ne pouvait non plus ne pas craindre d'être assimilé aux bandits si, par un hasard malencontreux, quelque autre noctambule du village le surprenait dans cette situation. Mais sa détermination farouche de regagner la considération qu'il croyait avoir perdue, et dans la seule forme de vengeance qui lui eût paru adéquate, devait l'emporter sur tout scrupule de conscience et sur toute crainte d'une mauvaise surprise. L'homme était pétri d'une fermeté qui le portait à ne jamais renoncer à une entreprise décidée; à l'heure de l'action, il jugeait impensable de rentrer bredouille auprès de sa femme, surtout après l'avoir rabrouée. Enfin, il avait foi dans la réussite des coups qu'il entreprenait, dès lors qu'il les avait estimés conformes aux concepts de morale et de justice kabyles.

 

Ayant donc dominé tout mouvement de faiblesse, Arezki travailla avec acharnement pour achever de percer l'ouverture par où il allait pénétrer dans la maison à violer. Il était maintenant sûr que nul n'entendrait le tintement du pieu de fer sur les pierres qu'il arrachait, grâce au tumulte atmosphérique où était plongé le village, et d'ailleurs il eut bientôt la preuve que personne n'avait enregistré de bruits suspects. Visant le trou pratiqué pour son passage, il projeta un pan de son burnous qu'il agita à l'intérieur. Encore un stratagème de sécurité qu'utilisaient les professionnels : si aucune réaction ne se produisait, à l'agitation d'un chiffon dans le vide, alors ils pou­vaient poursuivre leur mauvaise action.

 

Une fois introduit, il lui fallait franchir la largeur de l'écurie et celle de l'étable. Il dut haleter au bruit de sabots du mulet dérangé et il englua ses mocassins dans le crottin étalé sur les dalles. Il sus­pendit son souffle en bousculant une chèvre qui ne manqua pas de pousser son « min-in-in » avant qu'il n'atteigne la murette, percée d'une ouverture donnant accès à la partie habitée. Là, il marqua un temps d'arrêt. La prudence lui imposait de n'effleurer personne et de feutrer ses gestes comme un félin qui guette sa proie. De plus, ses yeux avaient à s'exercer pour mieux voir dans la nuit et à repérer aussi bien les êtres à éviter que les métiers de tissage à atteindre. Il y fut aidé par la faible lumière filtrant au travers de la lucarne haute du mur extérieur et par celle du trou pratiqué par lui. Au bout d'un instant, ses yeux s'étant accommodés à la pénombre, il put percevoir les formes allongées de trois dormeurs au centre de la pièce. Et surtout, ô chance souveraine, il vit l'un des métiers à tisser sur sa gauche, à un mètre de lui! Avivant encore ses regards, il repéra un amas de pelotes de laine plus ou moins rassemblées sur une pièce d'étoffe étalée. Parvenu à son but, il fut surpris par la facilité d'exé­cution de la première phase de son projet, comme s'il avait été aidé par quelque dieu malin mais propice...

 

Maîtrisant le tumulte de son coeur, Arezki rampa vers les pelotes blanches et colorées destinées à orner tant de burnous. Les dormeurs allongés étaient à sa merci. Allongé lui-même, il surveillait leurs réactions. Il prit alors le temps de libérer le capuchon qui couvrait sa tête, le ramena devant lui et y enfouit tout ce qu'il put y placer de pelotes de couleur. Enfin, chargé de ce fardeau plus précieux que l'or, et qu'il sentait plus léger qu'une plume, il recula pour se retrouver d'abord dans l'étable, puis dans l'écurie. Il restait indifférent aux maculations animales malodorantes qu'il récoltait en passant et il avait maintenant hâte de sortir d'un piège qui pouvait à tout instant se refermer sur lui par alarme soudaine et le plonger dans une tragédie de sang.

 

Il buta sur la croupe du mulet qui obstruait en partie le trou libéra­teur. Il poussa l'animal avec force avant de s'enfiler hâtivement dans la brèche ouverte; il glissa vers le bas du mur extérieur, les mains en avant, tel un chat se recevant sur ses pattes antérieures. Il entendit au même moment la sarabande des sabots de l'animal affolé sur les dalles de l'écurie. Ce fut un tintamarre que le vent du dehors risquait de ne pas couvrir aux oreilles des dormeurs. Ceux-ci en furent-ils vraiment réveillés? Que lui importait, à présent. En quelques minutes, Arezki se retrouvait chez lui, avec la petite cargaison de laine filée dans son capuchon... Le reste n'était plus son affaire...

 

Le lendemain matin, il se rendit de bonne heure dans ses champs pour ne pas enregistrer trop tôt les rumeurs qui allaient suivre l'évé­nement que lui-même avait créé. Il ne rentra que vers le déclin du soleil, mais avant que ne se réunissent, comme à chaque fin de journée, à la djemaâ, les hommes de son village. Il alerta ses deux jeunes frères et un cousin; il souhaitait qu'ils l'accompagnassent lorsqu'il se rendrait lui-même au rassemblement quotidien, car il est toujours prudent de se présenter en force.

 

Assuré de rencontrer des membres de la famille bafouée à son tour, il prit son burnous au capuchon rempli de l'extraordinaire butin de la veille et se dirigea vers la djemaâ. Il salua l'assistance à la ronde selon l'usage. C'était d'ailleurs une assistance où dominaient ses amis, et leur présence ne pouvait que l'encourager dans son dessein. Tous avaient appris naturellement la grande nouvelle du jour, et ils ne doutaient pas des responsabilités endossées par Arezki. Inquiets, ils se demandaient quel serait à présent son comportement. Ils connaissaient ses étonnantes ressources en courage et en intelligence, mais ils n'étaient pas sans redouter un drame; à la limite, ils se tenaient aux aguets.

 

L'assistance lui ayant rendu son salut, Arezki s'avança vers le plus âgé des membres de la famille visée. Il plongea la main dans son capuchon et tendant les pelotes de couleur, il lui dit sur un ton qu'il s'efforçait de rendre naturel :

 

« J'ai trouvé de bonne heure, ce matin, ces pelotes qui ont dû être perdues par les gens de ta maison (c'est ainsi qu'on désigne tou­jours les femmes en Kabylie), à moins qu'elles n'aient échappé aux coquins qui, paraît-il, vous ont volé cette nuit. Je me suis fait obli­gation de vous les rapporter. »

 

Ayant écouté, haletante, dans un climat d'orage la déclaration d'Arezki, l'assemblée fut frappée de stupeur par cette audace, .cette maîtrise dans la feinte, et la manière de se venger publiquement, à froid, en administrant la plus étonnante leçon à ses adversaires. La famille interpellée et atteinte à son tour, était aussi de sang kabyle; nul n'ignorait qu'elle était capable de réagir brutalement sur-le-champ, et de muer l'affrontement en tragédie. Cependant il arrive que, même dans ce pays où les violences éclatent avec l'instantanéité de la foudre, les hommes cèdent tout à coup à l'ascendant du courage généreux et de l'esprit chevaleresque.

 

Etant donné la conception que se faisait de l'honneur la petite société kabyle, nul n'aurait songé à blâmer Arezki s'il avait cherché réparation dans un acte de violence, le sang dût-il couler. Mais plutôt que d'obéir à d'élémentaires impulsions lourdes de consé­quences, Arezki avait choisi de courir des risques et de mesurer sa vengeance, d'humilier qui l'avait humilié, sans souhaiter rien au-delà de l'honneur recouvré. Aussi, comme dans un conte merveilleux où tout finit bien, ce fut la sagesse qui l'emporta ce soir-là à Aït-Larba : la géniale témérité d'Arezki, où entrait une certaine forme de gran­deur, avait tout dominé.

 

Si les assistants de cette scène avaient connu le livre de Samuel dans la Bible, ils n'auraient pas manqué d'évoquer le geste royal de David. Lorsque celui-ci, accompagné d'Abisaï pénétra par un coup d'audace dans le camp ennemi endormi, il arriva auprès de Saül, son rival, plongé dans un profond sommeil. Il l'avait à sa merci, et il pouvait le transpercer de sa lance comme le pressait de le faire son acolyte. David n'en fit rien; il se pencha pour prendre seulement la gourde et la lance de son ennemi. Puis, sortant du camp, il se plaça à une certaine distance, .et il clama son exploit à son adversaire réveillé, en exhibant les objets qu'il venait de lui ravir après lui avoir épargné la vie.

 

Sans le savoir, Arezki s'était comporté de manière comparable à celle de l'illustre roi juif...

J'ai recueilli ce récit à plusieurs reprises de la bouche de ma grand- mère paternelle qui s'honorait de la valeur exceptionnelle de son aïeul Arezki. Elle nous rapportait bien d'autres traits de cet ancêtre qui m'impressionnèrent vivement au cours de mon enfance. Je les ai gardés dans ma mémoire tout au long de ma vie, et si ma nature première a pu subir une métamorphose, celle-ci n'a en rien aboli la fierté de ces souvenirs.

Je suis bel et bien de la souche de ce barbare trisaïeul. On dit que les gènes sautent souvent plusieurs générations pour implanter des caractéristiques originelles. Si ce phénomène est vrai et qu'il m'advienne d'accomplir un jour un acte de grandeur, même à mon insu, il n'y aurait pas de doute : j'en devrais l'impulsion à ce voleur de pelotes de laine.

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